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La marche de Rawdon à travers la vie n’était pas moins triomphale. La constante pratique de tous les jeux d’adresse et de hasard avait transformé l’amateur en maître. C’était surtout au billard qu’il n’avait pas son pareil : au commencement de la partie, on le trouvait en général assez faible, son coup d’œil manquait de justesse, les plus belles occasions lui échappaient ; mais une fois les paris engagés, et quand le péril devenait pressant, son génie se relevait, une série de coups magnifiques et inattendus lui assuraient la victoire, et l’admiration universelle, accompagnée de quelques milliers de francs, récompensait la hardiesse et la dextérité de son jeu. Il est vrai que ceux qui l’avaient vu quelquefois à l’œuvre se gardaient bien d’aventurer leur argent contre un homme si modeste en apparence et si fécond en ressources imprévues autant qu’écrasantes. À l’écarté (c’était alors le jeu à la mode), même négligence dans les débuts, même éclat dans les dénoûmens. Après quatre ou cinq mois de succès continuels, les perdans commencèrent à se plaindre ; on en parla un peu au quartier-général. C’était pour mistriss Rawdon un sujet de douleur que la passion de son mari pour le jeu ; elle le disait à tout le monde, et le soir où un aide-de-camp du général perdit à l’écarté 500 livres sterling sur parole, elle quitta le salon en fondant en larmes et passa toute la nuit à gémir et à sangloter. Enfin le général Tuffo averti donna quelques conseils paternels, mais sévères au lieutenant-colonel, qui le soir même en causa avec sa femme.

— Mon gros amour, lui dit-elle avec le ton d’ironie qui lui était familier, c’est un bon supplément que le jeu, mais ce n’est pas un fonds suffisant : il faut autre chose. Les gens s’ennuient de perdre. Je vais partir pour l’Angleterre, où j’arrangerai vos affaires avec vos créanciers, et nous recommencerons la vie à nouveaux frais.

— Je ne vois pas trop comment, lui dit Rawdon.

— Stupide chéri, répliqua la conquérante, est-ce que les moyens manquent jamais ? Supposez que votre oncle le recteur vienne à mourir ; vous entrerez dans les ordres, et nous vous ferons ministre des autels ! Vous serez superbe en chaire.

Le lieutenant-colonel se renversa sur son fauteuil à la Voltaire en riant à gorge déployée et en frisant sa moustache noire.

— Non ! je n’ai rien vu de meilleur dans aucune comédie, s’écria-t-il. Le lendemain à déjeuner, Rébecca se mit à prêcher devant le général Tuffo le premier sermon de Rawdon Crawley dans l’église du village, en présence de la congrégation et des tombeaux de ses pères ; cette répétition fut couverte des applaudissemens du public.

Il s’agissait de quitter Paris sans scandale. Rébecca commença par se défaire de Tuffo, dont l’assiduité, le toupet frisé en pyramides magnifiques, le sourire éternel et la grace vieillie lui fournirent dans le