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passait du lit du sergent au balcon de l’hôtel, d’où elle entendait la canonnade, des files d’hommes étaient fauchées par la mitraille. George Osborne, une balle dans le cœur et la face contre terre, tombait non loin de Dobbin ; qui, le bras en écharpe, continuait de se battre. L’année entière qui suivit ces terribles journées ne laissa pas un souvenir dans la vie de la jeune femme ; ce fut, comme les Anglais le disent si bien, un blanc (a blank), vide profond et sans forme On désespéra long-temps de sa vie et de sa raison ; devenue mère, elle survécut. Il y eut même un moment où elle se sentit heureuse : son enfant avait les beaux yeux de George ! Dobbin veilla sur elle, la ramena en Angleterre, la sauva du besoin et plaça au nom de la jeune veuve toutes ses propres épargnes, qu’il prétendit être le débris de la fortune de George. Dobbin apportait tant de bonbons et de joujoux, qu’on l’appelait le capitaine Bonbon et le général Joujou. Il fallait le voir tenir l’enfant, le bercer, le soigner, le caresser ; quoique parrain du petit George, Amélie ne lui permettait que comme une faveur spéciale de toucher à son trésor. Le petit George était sa vie, son être, son dieu ; elle le vénérait et l’adorait ; la nuit, elle s’éveillait et allait à son berceau d’un pas léger, plein d’idolâtrie et de timidité ; là, lui donnant le sein, elle restait tout entière livrée à ces joies suprêmes qui dépassent de bien loin la raison et l’instinct, l’enthousiasme et l’amour : — aveugles et sublimes dévotions du cœur féminin ! Dobbin ne perdait pas un mouvement de ce cœur, pas une seconde de cette existence qui s’écoulait comme une longue caresse maternelle. À côté de George, il n’y avait aucune place pour lui ; il reconnut cela clairement et se soumit en paix à sa destinée, sachant que la vaincre était impossible. M. et Mme Sedley, les bonnes gens ruinés qui, sous leur toit si humble, avaient abrité et recueilli leur fille, auraient voulu que Dobbin devînt son mari. Ils avaient encouragé ses visites. Un moment, le major, car il était devenu major après Waterloo, avait pu espérer que la veuve ferait quelque attention à lui. Dobbin se trompait ; il ne connaissait point la femme, la vraie femme, adoratrice de sa chimère. Un jour, notre Dobbin vint lui annoncer qu’il allait quitter l’Angleterre. Elle tenait son enfant sur ses genoux en l’allaitant. Quand elle vit Dobbin, elle lui tendit la main et se mit à sourire, parce que le major ne pouvait lui rendre sa politesse. Il avait un cheval de bois sous le bras droit, une trompette sous le bras gauche, un sabre et un tambour à chaque main, joujoux prématurés dont son filleul, qui avait six mois, ne pouvait guère tirer parti. Les bottes du major craquaient sur le parquet, et cela contrariait la jeune mère. Se débarrassant de ses nombreux joujoux et prenant la main d’Amélie :

— Je viens vous dire adieu, Amélie, lui dit-il.

— Adieu… Où donc allez-vous ?