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RÉDEMPTION. 705 piler dans un mortier tout ce que nous disons depuis six bonnes années que nous nous connaissons, on n’en tirerait pas une idée, pas la queue d’une, rien, mais là, rien! Serions-nous des brutes, mes gentilshommes? A propos, qui est-ce qui croit à rimmortalité de Tame par ici? Oserais-je vous demander, prince Erloff, le fond de votre pensée sur cette grave question? ERLOFF. Une belle bataille et une belle femme sont deux belles choses. MADELEINE. Vous n’êtes, mon prince, qu’un avaleur de sabres sans moralité. Et vous, mi- lord, avez-vous là-dessus quelque idée qui vaille la peine d’être émise en public? SHEFIELD, Oh! j’attendrai. MADELEINE. Profond comme le tombeau, milord. Et ce petit duc? d’estival. Moi, je crois volontiers au ciel quand vous me souriez, et à l’enfer quand vous souriez au comte Jean. MADELEINE. Qu’on ouvre les fenêtres! ce traître de Français a du patchouli sur lui!... Ré- vérence parler, messieurs, vous êtes tous des bêtes. Voilà assez long-temps que je le pense pour avoir le droit de vous le dire.... Comment! je vous fais servir dans une salle chaude et parfumée un souper royal, je vous verse à flots des rubis et des diamans fondus aux plus généreux soleils du monde, j’y joins ma présence et l’espoir de mon amour, et il n’y a pas un de vous dont la tête parte, dont la langue se délie, dont la pensée se répande en quelque extravagance digne de l’atmosphère idéale où je vous place!... Vous me demandez le nom des plats, la date des vins, vous y ajoutez quelques madrigaux vulgaires ou de mes- quines épigrammes contre le voisin, et c’est tout! Un peu plus, et vous cause- riez de la rente! Qu’est-ce donc qui vous empêche d’être sublimes ou tout au moins absurdes? Quelle convenance vous retient? A quoi vous sert d’être ici et non dans vos salons? Est-ce cette enfant qui vous gêne? Entre la banalité ou la grossièreté n’y a-t-il rien pour vous?... Est-ce ainsi que vous me payez de la libre arène que je vous ouvre, à mes risques, presque à ma honte, par le ciel! en foulant aux pieds tous les préjugés de votre monde impérieux? Qu’on ne m’interrompe pas, sarpejeu ! je suis en train. Je dis que, si vous n’avez chez moi ni plus de raison ni plus de folie que chez mesdames vos épouses. J’en dois conclure que j’ai tort, moi, d’être une courtisane plutôt qu’une ména- gère.... On sait ce que j’y perds, et je ne vois pas ce que j’y gagne. Ai-je seu- lement le plaisir et la gloire de donner l’essor à vos intelligences captives? prouvez-le-moi donc! Ton empereur n’est pas là, Erloff... car je sais que tu as peur de ton empereur, malgré ton grand sabre, mon bon! Shefield, d’Estival, comte Jean, vos nobles collègues, vos nobles familles, vos maîtres et vos esclaves sont loin d’ici.... Profitez-en! lancez-vous! envolez-vous! soyez bouffons ou élo- quens! ayez de l’esprit ou du génie à votre aise! Donnez-moi raison contre le monde et gagnez vos éperons, mes chevaliers! LE COMTE JEAN. La peste! mon enfant, votre langue n’est-elle point dépendue?