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MADELEINE.

La lettre !

LE COMTE JEAN.

Il n’était qu’original dans ce temps-là… Il paraît, comme vous allez le voir, qu’il y a aujourd’hui quelque chose de plus… Il est fou…

MADELEINE

« Comte Jean, mon cher cousin,

« Le temps me presse ; je suis forcé de vous écrire à la hâte cette lettre, dont chaque terme aurait besoin d’être pesé avec recueillement. Nous sommes demeurés depuis deux ans si étrangers l’un à l’autre, que je sais à peine quel est l’homme qui va me lire. Il faut, comte Jean, je vous en prie, que cet homme soit celui que j’ai connu il y a trois ans, celui qu’un sentiment de piété commune me fit rencontrer près d’un lit de mort, l’homme avec qui j’ai vécu, pensé, souffert pendant deux mois, la main dans la main, au fond des solitudes. Je place ma lettre sous l’invocation de ces souvenirs, en priant Dieu qu’ils vous soient présens et chers comme à moi-même.

« Mon antipathie pour votre actrice favorite m’est expliquée ; c’était un pressentiment. On répète dans Vienne que vous soupez ce soir chez elle avec trois de vos amis, et qu’elle doit choisir l’un de vous pour amant. Soyez heureux, comte ! c’est vous qu’elle choisira, non pas seulement parce que vous êtes le plus riche, mais parce que vous êtes bon, et que vous avez à vous seul plus d’ame et d’intelligence que les trois autres, parce que le ver attache au meilleur fruit de l’arbre sa piqûre empoisonnée, parce que c’est l’instinct féroce de ces créatures. Vous m’avez dit autrefois, mon cousin, qu’à l’heure d’un danger, si grave qu’il fût, vous ne voudriez prendre conseil que de moi, de ma raison que vous jugiez droite, de mon expérience que vous jugiez au-dessus de mon âge : je vous rappelle cette parole ; le danger est venu, et voici le conseil : Je connais Madeleine ; elle est le type complet d’une espèce de femmes que j’ai étudiées toute ma vie avec effroi ; elle résume en elle toutes leurs séductions et toutes leurs perversités ; elle les pousse jusqu’à l’extrême, jusqu’au génie. Je la connais ; le hasard m’a servi ; j’ai pu voir à nu, sous cette enveloppe de jeunesse et de grâce, la cervelle décrépite et le cœur pétrifié d’un vieillard qui aurait mal vécu. Je ne vous dis pas qu’elle vous ruinera, quoique ce soit la vérité ; mais sa beauté vaut bien trois millions quand on les a. Soit. Je vous dis que si vous laissez ce vampire appliquer sa lèvre glacée sur votre sein, il ne s’arrêtera pas qu’il n’en ait retiré et qu’il n’ait flétri tous les dons que Dieu y a versés avec plénitude ; il ne s’arrêtera pas qu’il n’ait fait en vous le vide et le désert qui sont en lui.

« Comte Jean, c’est moi qui me suis éloigné de vous ; ma pauvreté relative ne me permettait point de vous suivre dans votre tourbillon. C’est la première fois que ma pauvreté m’a été amère, car je n’ai jamais compris l’amitié que par vous : je m’étais attaché à vous avec enthousiasme, comme à un chevalier des anciens temps, dont vous aviez la générosité, la franchise, l’éclat, la tendresse ; j’aimais vos vertus ; j’adorais vos défauts. Quand je songe à ce que vous êtes et à ce que vous serez en sortant des mains de cette femme, à tous les germes de bonheur, de dignité, d’avenir, qu’un caprice de volupté va étouffer en vous, j’éprouve une douleur qui est plus puissante que ma crainte de vous offenser ; je vous en-