Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 1.djvu/644

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sur la direction qu’il fallait prendre, afin de couper au plus court, espérant ainsi le distraire de sa préoccupation ; mais tel était le trouble de ce dernier, qu’il ne put donner aucune indication satisfaisante.

Cependant les dernières lueurs du soir avaient complètement disparu, et l’absence des étoiles, qui ne se montraient pas encore, laissait le ciel dans une profonde obscurité. Nous apercevions à peine, de loin en loin, quelques touffes d’arbres dessinant leurs masses plus sombres dans la nuit, ou quelques flaques d’eau, formées par le dernier orage, qui semaient la campagne de taches plus pâles. La route dominait des terrains à demi noyés où nous entendions le vent frissonner dans les glaïeuls. Étienne était retombé dans un silence qu’interrompaient de loin en loin des soupirs ou quelques paroles entrecoupées. Nous côtoyions depuis un instant un de ces marécages connus en Normandie sous le nom de rosières, quand une petite forme blanchâtre et mouvante se montra tout à coup à notre droite, et parut traverser vivement la route.

— Avez-vous vu’ ? s’écria Ferret en s’arrêtant tout court ; c’est une létiche.

Je savais que ce nom était donné, par les paysans du Calvados et de la Manche, à l’hermine de France que ses rares apparitions ont transformée en animal merveilleux, et dans laquelle l’imagination populaire a voulu voir une gracieuse métamorphose des enfans morts sans baptême ; mais, avant que j’eusse pu répondre, le capitaine nous montra une vingtaine de petites formes pareilles qui, après s’être élevées sur le marais, grandirent subitement en prenant l’apparence d’une flamme bleuâtre et se mirent à danser sur la cime des roseaux.

— Tu vois que tes létiches sont des follets, dit-il à Étienne ; nous sommes ici dans leur royaume, et si les follets sont, comme on le prétend, des prêtres qui ont violé le sixième commandement, il faut reconnaître que le clergé du pays compte peu de Joseph. Les anciens voyaient dans un follet isolé l’ombre d’Hélène, toujours de mauvais présage, et dans deux follets les ombres de Castor et de Pollux, symbole de prospérité ; mais je voudrais savoir ce qu’ils auraient vu dans ce quadrille d’ardens qui semblent nous inviter à leur bal.

Le marais qui s’étendait à nos pieds était encore enveloppé dans l’ombre, mais les premières étoiles qui commençaient à s’épanouir dans le ciel versaient sur la route une pâle clarté, et l’on pouvait lire sur les traits d’Étienne, qui s’était arrêté comme nous, l’émotion âpre et enfiévrée que lui causait ce singulier spectacle. Nous regardions depuis quelques instans, lorsqu’une flamme, plus brillante et plus élevée, jaillit au milieu des joncs. Ferret fit involontairement un mouvement en arrière.