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rocher et regarda dans la prairie. Elle ne vit d’abord que la faux du grand Pierre, avec la petite enclume et le marteau à émouler ; mais en regardant plus bas, elle aperçut le sorcier étendu sous un bouquet d’arbres et qui paraissait dormir. Michel descendit avec elle pour le réveiller. Après l’avoir appelé, ils le tirèrent par l’habit, puis lui frappèrent dans les mains ; tout fut inutile : il demeura sans mouvement. Le fermier et la jeune fille reculèrent effrayés.

— Il est mort ! s’écria le premier.

— Mort ! répéta Marie-Jeanne ; il n’y a pourtant sur lui ni sang ni blessures.

— Mais ne vois-tu pas qu’il est immobile comme un corps que son ame a quitté ?

La paysanne tressaillit ; un éclair avait traversé sa pensée.

— Ah ! je comprends, s’écria-t-elle ; le grand Pierre sera venu au monde le jour d’une bataille.

— Eh bien ?

— Eh bien ! ne savez-vous pas que ceux qui naissent pendant une grande tuerie d’hommes reçoivent le don de se dédoubler ?

— Alors tu crois que son ame est en promenade ?

— Et que le corps se ranimera à son retour.

Michel regarda l’enveloppe du sorcier.

— Quel malheur ! dit-il d’un accent de regret ; en voyant la maison abandonnée, j’espérais le locataire parti pour toujours.

— Parlez plus bas, au nom du ciel, dit Marie-Jeanne ; il est peut-être en route pour rentrer.

— Et s’il ne trouvait pas sa maison ! reprit vivement le fermier.

— Comment cela ?

— Nous n’avons qu’à cacher le corps, l’ame n’aura plus où loger ; au bout de trois jours, elle appartiendra au démon.

— Et nous serons tous hors de peine, ajouta la jeune fille.

— Par mon baptême ! il ne la trouvera pas, dit Michel ; je vais la jeter à la rivière.

Et, courant au corps toujours sans mouvement, il le souleva avec effort, le chargea sur ses épaules et disparut derrière le rocher.

Marie-Jeanne, tremblante, regardait autour d’elle pour s’assurer que personne ne les voyait, quand tout à coup l’ame absente arriva comme un coup de vent, et, ne trouvant que le chapeau du grand Pierre, qui était resté sur l’herbe, elle y entra, et se mit à le rouler. La jeune fille, épouvantée, courut vers la source ; l’ame du sorcier la poursuivit en poussant de petits cris, et, arrivée près du rocher, se lança du chapeau vers la cruche ; mais, au même instant, Marie-Jeanne plongea celle-ci dans la fontaine, et l’ame, emportée par le tourbillon d’eau, fut engloutie au fond du vase ; lorsqu’elle reprit connaissance,