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et d’assurer l’obéissance au prieur : c’étaient des règlemens contresignés par des miracles. Ainsi, par exemple, lorsque Guillaume-le-Conquérant rétablit le monastère de Jumiéges, le premier abbé, Théodoric, qui avait une belle écriture, voulut occuper tous ses religieux à faire des copies, et, comme ceux-ci s’y prêtaient avec peine, il leur raconta qu’un moine dissolu, mais excellent scribe, était mort et allait être condamné à l’enfer, lorsque son ange gardien se rappela un volume sur la loi divine qu’il avait autrefois copié. Il courut aussitôt le chercher, et comme, à chaque péché rappelé par le diable, il présentait, pour le racheter, un des beaux fleurons du volume, il se trouva, tout compte fait, qu’il avait plus de lettres que de péchés, si bien que le mort fut admis à l’une des meilleures places du paradis.

Vers la même époque où des moines popularisaient ainsi, dans de merveilleuses histoires, quelques grands principes et beaucoup de folles croyances, d’autres écrivains, religieux ou clercs, faisaient assaut d’érudition et d’imaginative dans la rédaction des chroniques nationales. Jaloux de les enrichir, ils y introduisaient les principales anecdotes des historiens païens, agréablement rajeunies par l’intervention de la Vierge, des saints, de la Trinité, et surtout du diable, cet acteur obligé de toute narration orthodoxe. Rien de plus divertissant que leurs biographies, dans lesquelles les noms historiques ne sont que des clous d’or auxquels le conteur suspend tous ses souvenirs et tous ses caprices. Tantôt c’est Guillaume-le-Roux, dont la mort est annoncée à saint Anselme par un ange bien vêtu, tantôt un duc d’Aquitaine qui épouse le diable à son insu et en obtient toute une lignée dont sort plus tard la fameuse Éléonore. Ici, du Guesclin est soupçonné d’avoir pour femme une sorcière ; là, Pierre de Béarn, qui a tué un ours-fée, tombe dans une manie furieuse dont il finit par mourir. Nous ne disons rien des visions, des talismans, des pactes mystérieux, enjolivemens obligés de ces récits qui semblent moins conduire à l’histoire que continuer les épopées chevaleresques. Celles-ci, d’origine plus ancienne, avaient pour elles l’avantage de l’étendue et de la variété. Composées comme le furent, selon quelques savans, les poèmes d’Homère, au moyen de chants antérieurs remaniés et réunis, elles avaient habituellement pour thème favori Alexandre, Charlemagne ou Arthur, trinité héroïque qui résumait l’esprit antique, l’esprit frank et l’esprit celtique. Ce fut seulement plus tard que de nouveaux héros apparurent, et que l’on songea à rimer des chroniques relativement plus modernes. Le Rou de Robert Wace en fut un exemple. Du reste, la poésie chevaleresque penchait vers son déclin ; on était loin déjà du cycle de la Table ronde. La critique théologique et la fausse science succédaient à la tradition populaire. Les épopées, uniquement consacrées aux faits guerriers et romanesques étaient remplacées par les romans du Renard ou de la