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pas or ? Ne pouvez-vous être spirituels, parce que vous êtes profonds ? Est-ce servir la science que de la rendre déplaisante ? Si la pensée est pour vous un poids si lourd qu’il faille vous délasser ensuite, eh bien ! ne pensez pas. Pour un esprit sain, c’est la vie qui est le travail, et la science le repos. Vous avez retourné tout cela. O conseillers auliques ! tâchez d’être aimables.

Ah ! je pleurerais de bon cœur, quand je songe que le char de Jean-Paul, ce char aussi lumineux que celui du soleil, a été cahoté pendant cinquante ans sur le mauvais pavé, sur les tas de fumier des petites villes, et que, le soir, après que le soleil de son génie s’était couché, au lieu de se plonger dans la fraîcheur des vagues, il était enveloppé de la fumée de pipe des casinos ! Jamais il ne lui a été possible d’atteindre à ces pures régions d’une société d’élite où l’on oublie les pesans soucis, et toutes les tristesses, et toutes les misères de la vie commune. À qui la faute ? À vous et à votre pédantisme. Dans votre morgue de savans, vous avez éloigné les heureux, ceux qui cherchent l’agrément, en toute chose ; vous les avez rendus, comme vous, exclusifs et inaccessibles. Ils vous dédaignent comme vous les avez dédaignés. La vraie philosophie élève le travail à la dignité de l’art, — j’appelle ici travail la vie elle-même et toute espèce de fonction, — et l’art, elle l’élève jusqu’à soi. Voilà ce que vous êtes incapables de faire, vous ne réussissez qu’à alourdir le sang de vos lecteurs. Parmi les nombreux savans de Paris, je n’en ai vu qu’un seul qui fut hypocondriaque ; il s’occupait de philosophie allemande ! C’était l’homme le plus noble, le plus bienveillant et le plus réservé du monde. Un jour, il voyageait en Allemagne, — je ne puis m’empêcher de rire quand j’y pense, — on l’arrêta comme démagogue. Vous le voyez bien, votre philosophie conduit à l’hypocondrie, l’hypocondrie à la démagogie, et la démagogie à la prison.

« …J’avais encore bien d’autres choses à vous dire ; mais silence ! silence ! j’ai une idée. — Oh ! quelle idée divine ! — mon cœur éclate de joie quand je pense à mon idée. Les beaux-esprits se rencontrent partout ; il n’y a que ceux d’Allemagne qui ne se rencontrent jamais. Eh bien ! il faut nous rencontrer, il faut nous réunir, il faut apprendre à nous connaître, et nous réjouir de nous connaître, et nous embrasser, et nous serrer les mains. Nous inviterons aussi les Français, Benjamin Constant, Villemain, Thiers, Cousin, — celui-là aura la présidence, — Guizot, Mignet, Delavigne, Rémusat, tous gens de bonne compagnie. Ils se moqueront de nous ; qu’importe ? tout commencement est pénible. Venez, venez, philosophes, historiens, politiques, romanciers, humoristes, faiseurs d’esthétique, journalistes, critiques ! nous nous lirons nos ouvrages, ceux qu’on n’a pas encore imprimés et ceux qui n’ont pas été lus, — nouvelles et articles de fantaisie, traductions du français, tragédies, comédies, bouffonneries, poèmes dramatiques et critiques de théâtre. Chacun fera son rapport sur le théâtre de la ville qu’il habite et sur les progrès de l’art depuis la chute de Robespierre. Nous serons nombreux, et il est impossible que nous puissions tous achever notre lecture. Qu’à cela ne tienne ! chacun ne lira que le commencement de son article : la suite à l’année prochaine. Connaissez-vous un projet plus charmant ? Quant aux frais de route, il n’y a pas lieu de s’en inquiéter. Nous voyagerons, c’est vrai, mais nous écrirons la description de notre voyage. Malheur aux libraires ! Ainsi, voilà qui est convenu, nous nous réunissons à la canicule et nous commençons par le Hanovre. Le Hanovre ! vrai séjour de l’esprit,