Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 1.djvu/591

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

civile est si froide, qu’il y a de quoi gagner une fluxion de poitrine. » Louis Boerne en est sorti sans peur, et il est le premier qui ait poursuivi résolûment ce que tenteront après lui les écrivains de la jeune Allemagne, la sécularisation de l’art, l’introduction de la poésie, de la philosophie, de la science, au sein de la réalité et de la vie.

Quand on étudie les critiques théâtrales de Louis Boerne, le nom de Lessing se présente aussitôt la pensée. Lessing a été l’un des maîtres de Louis Boerne, et la Dramaturgie de Hambourg offre de piquantes ressemblances ou d’intéressans contrastes avec la spirituelle polémique de l’écrivain de Francfort. On peut dire que Louis Boerne, sur ce point, est le vrai continuateur de Lessing ; il ne le reproduit pas, ce qui eut été déjà un sérieux service rendu aux lettres allemandes, il le continue, il achève son œuvre imparfaite. Ce grand problème de la rénovation du théâtre, Louis Boerne le reprend au point même où il a été laissé par l’illustre auteur de Nathan le Sage ; il poursuit la discussion, la renouvelle, l’agrandit, et, instruit par les événemens contemporains, il développe hardiment les conséquences entrevues de loin par Lessing. Quel avait été le but du critique éminent à qui l’Allemagne doit la Dramaturgie de Hambourg ? La scène allemande n’existait pas ; des copies médiocres, de froides imitations françaises, point de vie, point d’invention, aucun effort même, aucune tentative nouvelle, telle était vers 1770 la situation du théâtre. Lessing voulut provoquer le génie de ses contemporains, il eut l’ambition de créer enfui une scène originale, et dans sa féconde ardeur il jeta éloquemment les plus énergiques appels. On sait par quels chefs-d’œuvre Goethe et Schiller lui répondirent. La Dramaturgie de Hambourg est surtout une croisade contre l’influence française. Les vrais dieux pour l’imagination germanique, ce ne sont pas, en effet, les maîtres de Rome et de la Grèce, ce sont les libres génies qui essaient de reproduire la vie moderne avec ses agitations confuses et ses dramatiques contrastes. L’auteur de Macbeth et d’Hamlet est le roi de la poésie du Nord, et il faut voir avec quel enthousiasme irrité Lessing renverse toutes nos idoles pour ne placer dans le sanctuaire de l’art que cette souveraine image de Shakspeare. Ne lui demandons pas l’impartialité ; Lessing n’est pas libre d’examiner les époques et de faire à chacune sa part ; il faut, de gré ou de force, qu’il entraîne l’art allemand dans les voies que Shakspeare a ouvertes. Mais Shakspeare était le produit d’une société puissante, et les libres développemens de la vieille Angleterre, les souvenirs et les luttes sanglantes de la patrie la pensée nationale enfin, fournissaient à ce mâle génie les plus fécondes inspirations. C’est ce sentiment social, c’est cette force de la vie commune qui manquait à l’Allemagne. Comment créer la poésie dramatique là où l’unité de la patrie n’existe pas ? Comment faire pousser ce grand chêne sur un sol sans vigueur et sans sève ?