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bien que tous les instincts de son esprit le portaient vers les sciences morales, Louis Boerne abandonna la médecine et se fit recevoir docteur en philosophie à l’université de Giessen C’était renoncer à la vie régulière que sa famille désirait pour lui, et quand il revint à Francfort avec des titres littéraires brillans, mais sans but et sans occupation spéciale, il se sentit mal à l’aise au milieu des siens. Est-ce pour cela que nous le voyons peu de temps après chargé d’un emploi à la municipalité de Francfort ? Singulier emploi, en vérité, pour celui qui devait créer la littérature politique et réveiller l’Allemagne par ses prédications étincelantes ! Louis Boerne était employé à la police ! « Je donne à mon imagination une énigme à deviner, dit quelque part M. Gutzkow, quand je me représente l’auteur des Lettres de Paris attablé dans un obscur bureau de la maison de ville, examinant les livrets des ouvriers, visant les passeports, recevant des protocoles, ou bien, aux jours de cérémonie, représentant la dignité de la police, vêtu de son uniforme et l’épée au côté. » On ne peut que soupçonner les motifs qui déterminèrent Louis Boerne à accepter une fonction de cette nature ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’une fois chargé de cet emploi, il s’en acquitta avec une candeur singulière. L’influence de l’administration napoléonienne était toute-puissante alors, même en Allemagne, et Louis Boerne comprenait militairement l’exactitude et le dévouement du fonctionnaire. Dans sa naïveté parfaite, dans sa candide ignorance de lui-même, il n’ambitionnait pas d’autre gloire ; c’est là qu’il terminait tous ses voeux. Il fut, en effet, le plus zélé, le plus intelligent et même le plus courageux employé de cette administration. M. de La Thaunn, directeur de la police à cette époque, lui confiait tous les travaux importans, et l’on rapporte qu’en 1813, des soldats bavarois ayant voulu piller une maison de la ville, Louis Boerne mit l’épée à la main et paya bravement de sa personne.

C’est précisément à cette époque, de 1810 à 1813, que se rapportent ses débuts littéraires. Ses deux auteurs favoris, assurent ses biographes, étaient alors Jean de Müller et Voltaire. La concision laborieuse du grave historien et la netteté lumineuse, l’incomparable élégance de l’écrivain français, l’attiraient avec un charme égal. Ces études sur le style, cette préoccupation de la forme, étaient déjà visibles, assure-t-on, dans les nombreux articles qu’il donnait alors au Journal de Francfort, et il était facile de soupçonner chez ce débutant timide un des maîtres de la littérature de l’avenir. Cependant son vrai style ne s’était pas encore produit, et sa pensée non plus n’avait pas toutes ses forces. La pensée et le style, l’inspiration et l’art, tout naîtra, tout s’enflammera en lui, au choc même des événemens, avec une spontanéité merveilleuse.

Cette triste, année de 1815, si désastreuse pour nous, ne le fut pas