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d’Amélie, avait perdu l’aimant moral de ce monde, l’argent et le crédit. Trop honnête pour substituer des simulacres à la réalité qui lui manquait, il laissait l’œil du public pénétrer au fond de sa bourse parfaitement vide, et la solitude de sa caisse se reflétait autour de lui. Il ne lui restait dans son abandon que sa bonne femme, sa fille et le fidèle Dobbin. Bientôt sa fille elle-même suivit George, appelé sous les drapeaux, et le capitaine Dobbin, toujours actif et vigilant pour la protéger, les escorta. Nous les retrouverons tout à l’heure, quand nous reviendrons à Bruxelles, d’où nous avons pris notre point de départ, et où tonnera bientôt le canon de Waterloo.


IV. — UN GIL BLAS FÉMININ.

La vie de Rébecca Sharp, depuis qu’elle a quitté la grave et éloquente Mme Pinkerton, a été bien moins unie et bien plus variée que celle d’Amélie Osborne. Avec sa finesse, son astuce et cette vigueur d’intelligence qui remplace chez certaines femmes les facultés affectives, Rébecca devient reine de ce qui l’environne ; la femme qui n’est pas dominée par la passion sait toujours dominer les intérêts. Rébecca ne tombe pas dans la misanthropie et la mélancolie, bien qu’elle souffre de cet immense orgueil, triste apanage des Rousseau et des Byron. Elle exploite tout le monde. Le mot exploiter, dont on abuse fort, mérite qu’on s’y arrête ; exploiter est du XIXe siècle. Depuis qu’il est convenu que nous n’avons pas d’ame et que l’homme est une brute un peu mieux organisée que les autres, la grande affaire, l’unique question est d’employer les forces étrangères de la manière la plus utile à nous-mêmes, la plus habile et la plus industrieuse. Rébecca exploita en riant ses amis, ses amies, ses serviteurs, ses élèves, ses protecteurs, ses fournisseurs, ses amans, — tout, jusqu’à son père et son mari.

Elle fit d’abord servir à son intérêt la bonne et chère petite Amélie Sedley ; elle jeta ensuite son dévolu sur le nabab Joseph Sedley, qu’elle rendit bien amoureux. Le nabab lui échappa, grace à une savante manœuvre du jeune George Osborne, qui ne voulait pas de Rébecca pour belle-soeur. Alors elle fit tomber son hameçon sur le fils du membre du parlement sir Pitt Crawley, gentilhomme campagnard dont elle élevait les filles.

Ce brave législateur porte un nom singulier et caractéristique ; si je voulais le traduire en français, il faudrait l’appeler le vicomte ou le baron Mazarin de Rampigny. Ce front carré et monstrueux, ce double sourcil épais et hérissé, ce bas de visage anguleux, massif et contourné en mille replis et mille rides ignobles, cette bouche à la fois épaisse sans forme, cette tournure de maquignon ivre, ces culottes de vieux