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ses oreilles. C’était encore le tyran Cuff qui faisait des siennes il châtiait vigoureusement le jeune Osborne, qu’il avait chargé d’une expédition assez dangereuse, et qui n’en était pas venu à son honneur. En passant par-dessus le mur de la cour, Osborne avait brisé la fiole pleine de rhum qui devait servir aux menus plaisirs de maître Cuff. Ce dernier allait écraser le petit Osborne de sa colère, quand Dobbin, du fond de son livre, apercevant l’acte d’iniquité qui allait s’accomplir, tomba sur Cuff et châtia le tyran. Dobbin dès-lors fut respecté. Le fait est que Dobbin avait un fonds de courage, un fonds d’esprit, un fonds de raison, le tout caché et voilé par la timidité la plus incurable et la gaucherie la plus invétérée. Il trouvait, quand il prenait la peine de bien se consulter, de l’esprit et de l’éloquence ; ces sources profondes jaillissaient rarement ; quand elles se faisaient jour, on admirait beaucoup Dobbin.

Le protecteur et le compagnon de George, notre Dobbin, fut bientôt le confident de ses amours, son mentor et son guide. George le conduisit chez les Sedley, et Dobbin reconnut sans peine de quelle profonde tendresse le cœur de la jeune fille s’était laissé prendre. L’amour est contagieux, Amélie était bien jolie : Dobbin ne s’en aperçut que trop. À quoi bon aimer, quand on est si gauche, si mal tourné, si peu hardi, si peu spirituel ? Il se mit à surveiller le bonheur de l’ange qu’il adorait, d’abord parce qu’il regardait Osborne comme très supérieur à lui-même, ensuite parce qu’il savait, à n’en pas douter, qu’on ne s’apercevait pas qu’il fût au monde, enfin parce que Dobbin ne pouvait souffrir l’idée que son idole fût malheureuse. Plus il aimait Amélie, plus il se hâtait de l’unir à l’homme qui avait captivé ce pauvre cœur. Dobbin se donna même beaucoup de mal et dépensa beaucoup de finesse pour achever ce mariage. Lui qui n’aurait pas su nouer ou dénouer une intrigue, qui ne pratiquait pas pour lui-même la moindre manœuvre égoïste, et qui ignorait toutes les tactiques de l’intérêt personnel, il découvrait des ressources merveilleuses dès qu’il était question d’un ami. Comme il avait fini par se persuader qu’il comptait pour peu dans ce monde, il préférait sincèrement ces autres à lui-même. Les autres le prenaient au mot, et le bon Dobbin n’était guère apprécié.

Amélie aussi, toujours naïve, le sourire aux lèvres, obligeante et douce, passait pour un caractère sans force et un esprit sans idée. Les grands personnages de notre scène, ce sont les vicieux et les fats, l’escroc et l’aventurier, le gourmand et le parasite, le voleur et le faussaire. Ainsi va le monde, que vous ne changerez pas.

Dobbin avait donc sermonné son ami, lui avait représenté que l’honneur ne lui permettait pas d’hésiter, qu’il fallait se hâter d’épouser, non pas miss Schwartz, la riche mulâtresse, mais Amélie, devenue pauvre et sans dot, et qu’enfin il fallait aller demander au plus tôt l’autorisation du père Sedley. Voilà ce qui amenait l’ami Dobbin au calé du Tapioca,