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Il ne peint pas, il burine ; ses figures ont un très vif relief et une extrême précision de contours. Vous les reconnaissez ; ce sont des vivans. Quel est l’homme qui dans son cercle intime ne possède pas une admirable collection de portraits ? La plupart ne sont reproduits et saisis par aucun artiste ; ils se perdent dans la vague obscurité de la vie privée, faute d’un Homère, quia carent vate sacro, et c’est dommage. Si chacun passait en revue les originaux de sa connaissance et les grotesques qui l’environnent, qui ne ferait pas un bon roman ? L’auteur lui-même devrait s’y placer. Spectateur et acteur, comme il serait la plus isolée de toutes ces marionnettes, son isolement le rendrait extraordinaire ; ne tenant à rien dans cette cohue, sa position constituerait son étrangeté. Il ferait, chose excellente, des romans sans héros. Est-ce qu’il y a des héros autour de nous ? Dieu soit loué ! la nature toute seule n’en fait pas.

M. Thackeray, en procédant ainsi, a écrit un beau livre, le meilleur roman anglais de ces derniers temps, — une vaste chronique, comparable, pour la longueur, à nos plus fameux contes de 1840. Publiée, à l’instar de ces mêmes œuvres, par livraisons détachées, elle manque nécessairement, comme elles, de concentration et de concision. C’est une merveilleuse forêt de caractères, de détails, d’incidens et d’observations microscopiques. Il y a de l’analogie entre ce talent d’observation et celui de M. de Balzac. Ce dernier analyse surtout les détails corrompus et s’y complaît ; M. Thackeray les fait seulement deviner ; il laisse la queue de la sirène plonger au fond de l’eau, où elle enlace des cadavres et glisse sur des immondices. C’est la joie de M. de Balzac de nous entraîner dans ces profondeurs, et certes on ne peut mettre dans une telle œuvre plus de talent et de sagacité puissante. Le malin plaisir de M. Thackeray est d’indiquer ce qu’il ne montre pas.

J’espère que son histoire anglaise de 1815 vous amusera. En la récrivant et l’abrégeant avec une abnégation complète de toutes prétentions personnelles, comme faisaient jadis des gens qui me valaient bien, Pierre Bayle, l’abbé Prévost et le brave Daniel de Foe, j’essaie un métier ingrat dont personne ne me saura gré. Ces caractères vrais, piquans, profondément burinés, que M. William Makepeace Thackeray a placés sur son théâtre anglais, éclairés par des lumières toutes britanniques, — et que l’on ne comprendrait pas, — je voudrais les faire goûter en France. De huit volumes in-8o tout au moins, et qui ont valu de la gloire et une légitime fortune à leur auteur, j’ai fait un petit volume au plus, sans aucune gloire pour moi ; ceux qui aiment l’observation, la pensée et le talent original estimeront que j’ai bien fait.