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l’étendue, la souplesse, le velouté, le timbre frais et charmant. Mlle Alboni n’est point actrice elle prête peu à l’illusion dramatique il ne faut point attendre d’elle cette interprétation complète d’un rôle qui confond dans un merveilleux ensemble l’esprit du rôle même avec les mélodies écrites par le musicien ; mais, si l’on ne demande à l’expression musicale que ce plaisir un peu sensuel qui nous vient, comme Agnès croit que viennent les enfans, par l’oreille, nous ne croyons pas que ce plaisir puisse être ressenti avec plus de charme et de sécurité qu’en écoutant Mlle Alboni. Elle nous a rendu, dans la Cenerentola, quelques-unes de nos belles soirées de l’an passé. À ses côtés, nous avons retrouvé Lablache, dont la colossale gaieté brave les intempéries, et dont la voix de titan, loin de faiblir sous le poids des années, sort toujours aussi foudroyante de sa poitrine d’airain. Ronconi est toujours l’artiste spirituel et passionné qui fait oublier, par la finesse de son jeu, l’élégance de sa manière et son intelligence exquise des demi-teintes, ce qu’on peut signaler, de temps à autre, de douteux dans ses intonations et d’insuffisant dans sa voix.

L’Italiana in Algeri n’a pas eu moins de succès. Il y a dix ans qu’on ne nous avait plus chanté cette musique si gaie, si folle, si étincelante, qui suffirait à la gloire d’un autre maître, et qui disparaît à demi dans le riche écrin de Rossini. Quelle mélodie charmante que l’air du ténor : Languir per una bella ! Quelle bouffonnerie excellente que le trio : Papataci ! Le rôle entier d’Isabella est rempli de traits ravissans, de modulations exquises, que Mlle Alboni dessine et brode avec un art inoui. Dans son dernier air, elle s’est élevée à la même perfection que dans le rondo final de la Cenerentola. Lorsqu’au sortir des tristes agitations de la rue, on écoute Mlle Alboni, il semble qu’on secoue un mauvais rêve, qu’on rentre dans l’harmonieux Eden de la civilisation et de l’art. Hélas ! l’illusion n’est pas longue, et dès qu’on remet le pied hors du mélodieux asile où retentit cette voix délicieuse, on reconnaît vite qu’aujourd’hui le rêve, c’est ce qui charme, la réalité, c’est ce qui attriste, inquiète ou humilie. Soyons du moins reconnaissans envers les généreux efforts de ces artistes d’élite qui savent jeter quelques aimables heures à travers nos inquiètes journées. S’il est vrai que, dans ces temps de révolution signalés comme des temps de progrès par d’aventureux esprits, tous ceux pour qui l’art est le plus doux des refuges aient trop souvent le sort des proscrits, il leur est permis de ressentir un fugitif mouvement de joie, chaque fois qu’une lointaine image vient leur rappeler la patrie absente :

… Parvam Trojam, simulataque magnis
Pergama, et arentem Xanthi cognomine rivum.


ARMAND DE PONTMARTIN.