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de leur époque, et qui faisaient de leurs souvenirs un chapitre d’histoire. Les écrivains du XVIIIe siècle ont bien changé tout cela ; ils ont pensé qu’il n’y avait rien en ce monde de plus intéressant qu’un philosophe, et que, par conséquent, leur histoire était aussi digne de nous occuper que celle d’un siècle ou d’un pays. » Nous ne prétendons pas nier les vanités littéraires de ce temps-là. Cependant, en laissant accroître le sentiment de leur importance, des écrivains du dernier siècle avaient une idée de propagande, répréhensible assurément et funeste, mais qui associait leur préoccupation personnelle à une pensée générale. Rousseau fut le premier des écrivains modernes qui donna à l’individualisme un caractère d’isolement, de contemplation intérieure ; pourtant, chez Rousseau, cette contemplation est ombrageuse, pessimiste : l’auteur des Confessions se montre aussi souvent mécontent de lui-même que des autres. À défaut d’une franchise bien authentique, on trouve dans ses révélations tantôt une spontanéité pleine de charme, tantôt une timidité inquiète, indice d’une vanité qui n’est pas encore endurcie. On sent que cette vanité bégaie, qu’il lui faudra des années pour se dépouiller de ses langes. C’est à la suite et sous l’inspiration lointaine de Rousseau que se sont produites ces monographies qui ont illustré le commencement de ce siècle, et qui, corrigées chez quelques-uns par l’élévation du génie, chez d’autres par l’exquise pénétration d’un esprit supérieur, sont devenues les poèmes de l’esprit moderne. Là encore, si l’on est parfois tenté de blâmer, le blâme est atténué par le soin extrême qu’ont pris les auteurs pour élargir leur cadre, idéaliser leurs figures, frapper leur médaille poétique à l’effigie d’une génération tout entière, se perdre à demi et s’effacer dans le côté humain et général du tableau. Une moralité sévère vient d’ailleurs amoindrir les langueurs de ces enivrantes lectures. La voix grave du père Souël, le châtiment d’Adolphe et d’Ellénore, maintiennent intacts ou du moins rappellent les droits de la morale et de la raison. Il était réservé à ce temps-ci de créer des aveux plus superbes, de donner à l’individualisme des satisfactions plus absolues. Des géans au front perdu dans l’azur, un Olympio contemplant, du haut de sa grandeur sereine, ses chétifs admirateurs ou ses détracteurs impies, un Raphaël né pour tout ce qui est grand et pur, le plus beau des enfans des hommes, l’être le plus noble qui ait foulé les prairies et les collines, également propre à peindre comme son homonyme, à sculpter comme Phidias, chanter comme Mozart, à écrire comme le Tasse ou Shakspeare, à régenter les nations comme un membre du gouvernement provisoire, voilà les types où se complaisent nos écrivains célèbres, voilà le nuage diaphane à travers lequel ils se montrent, voilà le miroir où ils nous invitent à les regarder. Plus de leçons morales, plus d’enseignemens généraux, plus de notions du cœur humain à puiser dans ces personnifications solitaires : comment le pourrait-on ? Ce n’est pas en étudiant les demi-dieux qu’on apprend à connaître les hommes. Des demi-dieux en effet ! sous le Bas-Empire, lorsque les soldats voulaient se débarrasser d’un de leurs maîtres éphémères, ils en faisaient un demi-dieu, divus, et la divinité commençait en même temps que la déchéance. Cet antécédent devrait donner à penser à nos illustres. À quoi bon multiplier les ressemblances entre notre époque et le Bas-Empire, entre les caprices de la popularité de nos jours et les caprices des prétoriens ?

Il est donc impossible quel que soit le point de vue sous lequel on envisage de se montrer indulgent pour ce livre. Si l’on veut s’élever au-dessus