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à nous par une sorte de contact magnétique où l’illusion et la réalité se confondent, où il nous semble que nous avons aimé, senti, souffert avec le héros et l’écrivain, la passion n’a pas besoin de cet entassement de phrases, de ce cliquetis d’images. Accumulez Pélion sur Ossa, faites vibrer sous vos doigts infatigables ces cordes qui ne vous désobéissent jamais, ou plutôt devenez vous-même une lyre, un luth éolien, prêt à rendre des sons mélodieux à toutes les brises qui passent : rien de tout cela ne sera la note véritable, la mélodie attendue par les ames tendres pour tressaillir avec vous.

Ce caractère de vie factice, d’extase rétrospective, est, selon nous, le principal défaut de Raphaël ; nous pourrions encore en signaler d’autres : y a-t-il, par exemple, une convenance bien incontestable dans le personnage de cette femme qui nous est donnée comme une créature angélique, éthérée, céleste, et qui, pour mieux prouver sans doute qu’il n’y arien de plus divin qu’elle, a pris le parti de ne pas croire en Dieu ? Et ce vieillard, illustre dans les sciences, qui encourage paternellement sa femme à se créer une occupation de cœur, c’est-à-dire, en langue vulgaire, à prendre un amant ! Et cet essai de suicide, pratiqué par Raphaël en enlaçant huit fois autour du corps de Julie et du sien les cordes d’un filet de pêcheur ! Ne pouvait-on pas mieux inventer, si ce sont là des fictions, ou, si ce sont des réalités, les assouplir avec plus d’art ? À combien de remarques plus sévères encore ne donnerait pas lieu le style de cet ouvrage ? Les livres tels que Raphaël devraient être aux sentimens et aux passions qu’ils décrivent ce que sont les flacons d’essences aux liqueurs dont ils concentrent la saveur et le parfum. Tout élément grossier, tout accessoire où se révèle la précipitation ou la négligence doit disparaître pour faire place à cette perfection sobre et contenue où ne se conserve que l’arome le plus exquis de chaque émotion, de chaque pensée. Je m’arrête ; il y aurait de la malice à trop énumérer de tels mérites ; ce serait presque constater les défauts de Raphaël. Jamais langage ne fut plus loin de cette sobriété dont je parle ; le mot y enivre l’idée ; la richesse même y devient un embarras, et le sentiment ne peut plus circuler au milieu de toutes ces magnifIcences.

Et cependant, ne nous lassons pas de le redire, ce n’est pas là ce qui doit attirer le blâme le plus rigoureux. Ce qu’il faut signaler comme un des plus tristes symptômes de notre temps, comme une des plus désastreuses faiblesses des imaginations contemporaines, c’est cet amour du moi qui se retrouve à chaque ligne de ces ouvrages, cette manie d’individualisme qui va croissant, à mesure que l’importance réelle de l’individu est amoindrie ou annulée par l’orageuse grandeur des événemens. Quels progrès a faits cette maladie funeste depuis les belles époques littéraires, celles où les écrivains éminens ne se considéraient pour ainsi dire, que dans leurs rapports avec les hommes qu’ils essayaient de charmer ou de convaincre, avec les vérités qu’ils s’efforçaient de défendre ou de propager ! Temps heureux, où le génie avait sa pudeur comme la beauté, où Corneille, dans ses préfaces, s’excusait humblement d’avoir manqué aux trois unités, ou un auteur tel que Labruyère écrivait un chef-d’œuvre, sans presque laisser de lui d’autre trace que ce chef-d’œuvre même ! Le XVIIIe siècle commença à altérer cette simplicité si belle. « Jusqu’alors, disait, il y a quarante ans, un critique spirituel, ceux-là seuls s’étaient cru le droit de parler d’eux-mêmes, de publier leurs mémoires, qui avaient pris une part active aux grands événemens