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encore l’état. Platon voudrait que tous les citoyens du même âge pussent se croire frères ; bien plus, qu’ils perdissent l’usage propre de leurs organes, « de sorte, dit-il, que les choses mêmes que la nature a données en propre à chaque homme deviennent en quelque sorte communes à tous, autant qu’il se pourra, comme les yeux, les oreilles, les mains et que tous les citoyens s’imaginent qu’ils voient, qu’ils entendent, qu’ils agissent en commun[1]. » En écrivant ces lignes ingénieusement chimériques, il savait bien, le grand philosophe, qu’il ne traçait qu’un idéal ; il se souvenait, l’élève du sage Socrate, que la nature humaine n’est point capable de tels renoncemens, et cependant, il faut le dire, Platon s’est enchanté de cet idéal ; et combien ont bu à la même coupe, qui n’ont pas su, comme lui, se préserver de l’enivrement !

On ne trouve rien dans l’Évangile, j’en conviens de grand cœur, qui ressemble le moins du monde à ce communisme systématique où se joua et s’égara Platon ; mais je demanderai si des esprits ardens ne pouvaient pas et ne devaient pas abuser de cette parole du Christ : « Quiconque d’entre vous ne renonce pas à tout ce qu’il a ne peut être mon disciple[2]. »

La première église chrétienne, l’église de Jérusalem, s’est fondée sur ce principe, comme le témoigne expressément ce passage des Actes des Apôtres. : « Et tous ceux qui croyaient étaient ensemble dans un même lieu et avaient toutes choses communes ; ils vendaient leurs possessions et leurs biens et les distribuaient à tous suivant le besoin que chacun en avait, et ils étaient tous les jours assidus au temple d’un commun accord, et, rompant le pain de maison en maison, ils prenaient leurs repas avec joie et simplicité de cœur[3]. » Peinture naïve et admirable d’une véritable société de frères, que la première ferveur d’une religion naissante pouvait seule former et maintenir ! C’est pourtant de ce premier germe, corrompu, il est vrai, par l’esprit de chimère et par l’esprit de violence, que sont sorties les sectes communistes des premiers temps de l’Église comme aussi celles du XVIe siècle : gnostiques, anabaptistes, et leurs innombrables variétés.

Signalons ici chez ces différens sectaires un trait commun que l’on retrouve à toutes les époques de l’histoire du socialisme, et qui, profondément empreint dans les sectes contemporaines, achèvera de nous expliquer leur apparition récente et leurs prodigieux succès.

Une société parfaite où régnerait la fraternité la plus pure, voilà le brillant fantôme qu’on étale à nos regards ; c’est le prestige par où l’on séduit et l’on attire les imaginations ardentes, les cœurs géné-

  1. Platon, Lois, livre V.
  2. Saint Luc, XIV, 33.
  3. Actes des Apôtres, II, 44, 45, 46.