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LE CHÂLE VERT.

couvait dans son imagination. L’idée du mariage prochain de la jeune comtesse apparut en même temps à sa mémoire, et le serpent de la jalousie le mordit au cœur. Au diable les élégies ! pensa-t-il ; Joseph et Hippolyte étaient des roués à côté de moi. Il regarda fixement la jeune femme, et il allait parler quand un accord bruyant du piano lui coupa la parole ; une des valses les plus entraînantes de Strauss retentit à grand renfort de cornet à piston.

— Voulez-vous valser ? demanda tout d’un coup la jeune comtesse en se levant avec cette grâce qui la distinguait ; vous vous souvenez que nous avons appris ensemble.

Bientôt, tournoyant tous les deux, ils se perdirent dans le tourbillon des valseurs. Quelles que fussent les sensations de Ladislas en sentant contre son visage les cheveux parfumés qui l’effleuraient et dans ses bras cette taille souple et divine, il resta insensible en apparence. Si leurs mains se serrèrent un peu plus qu’il n’était nécessaire, il n’y eut dans cette pression rien qui pût déterminer une intention formelle, et si, après la valse, le visage de la jeune femme était pourpre, on pouvait l’attribuer à la rapidité du mouvement.

— Adieu, lui dit-elle en retournant à sa place ; je suis fatiguée, je vais partir. — Il l’accompagna jusqu’à l’antichambre.

— Vous reverrai-je ? demanda Ladislas.

— Je pars, je quitte Paris pour toujours, répondit-elle en rougissant.

— Faut-il donc vous oublier ?

— Non, dit-elle, gardez-moi une place dans le coin le plus secret de votre cœur, Ladislas, — et ce nom qu’elle prononçait pour la première fois avait dans sa bouche une douceur infinie ; — je la mérite, ajouta-t-elle en levant vers lui ses beaux yeux humides.

— La voiture de Mme la comtesse Czernavoska ! cria à haute voix un valet de pied.

La belle comtesse, sans rien ajouter, tendit la main à Ladislas, qui la pressa tendrement dans les siennes. Ils mirent de part et d’autre tant d’effusion dans cette étreinte, que c’était presqu’un baiser. La jeune femme sortit rapidement, et notre amoureux resta pensif un instant, les yeux fixés sur la porte qui venait de se refermer. Il apprit le surlendemain que la comtesse Czernavoska était partie pour Berlin. Il ne l’a jamais revue.

Je veux dire, madame, qu’il ne l’a point revue à Paris. Notre ami est maintenant en Pologne. A-t-il retrouvé sa vision ? Je ne sais ; et, s’il l’a retrouvée, que se sera-t-il passé ? Je l’ignore absolument.

Alexis de Valon.