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— Nous vous devons, monsieur, une très agréable soirée, lui dit vivement la dame blonde ; mais, franchement, je crains que vous ne nous preniez pour deux folles.

— Je n’ai pas si peu de jugement, reprit Ladislas, et vous le savez. Quant à l’agréable soirée que vous déclarez me devoir, ne vous en inquiétez pas ; il vous sera facile de me la payer en m’en donnant une autre.

— Voici de l’inconvenance, et il est temps de nous retirer, répondit en souriant la Polonaise, qui se leva et prit le bras de son amie.

— Adieu, monsieur, ajouta celle-ci ; il est bon que cette petite aventure garde l’incognito d’une intrigue de bal masqué, et nous nous fions à votre savoir-vivre.

— Fiez-vous surtout à mon honneur castillan, dit en riant Ladislas aux deux inconnues, qui le saluèrent gaiement et se perdirent dans la foule. Notre ami disparut dans le sens contraire. Il marcha d’abord assez paisiblement ; puis tout à coup, sans s’inquiéter de ceux qui l’entouraient, il bondit trois fois sur place. C’était un accès de joie qui le prenait. Il délirait, et peut-être n’avait-il pas tort.

III.

Comme c’est de Ladislas lui-même que je tiens ce récit, vous comprenez, madame, que je ne puis savoir ce qui se passa ce soir-là chez les deux inconnues. Toutefois, s’il m’était permis de hasarder une conjecture, je pencherais à croire que notre ami les occupa passablement. Il était beau, jeune, spirituel ; il avait toutes les qualités qui pouvaient plaire à deux femmes oisives et quelque peu rieuses, comme vous avez pu voir. L’entrevue des Champs-Élysées avait ce tour original et romanesque qui amuse ou qui distrait agréablement les imaginations féminines. Quoi qu’on en dise, un grain d’audace ne révolte pas même les plus rougissantes, et cette personne qui portait toujours des garnitures de dentelles, dans la crainte de rencontrer un insolent, était assurément du siècle où nous sommes. D’ailleurs, si les gens du monde sont unis, comme je vous l’ai dit, par une espèce de lien maçonnique, il existe encore entre tout ce qui est jeune une sorte de fraternité, de sentiment affectueux qui naît de la parité des existences, des goûts, des désirs. Les usages du monde masquent ce sentiment sans le détruire. La situation exceptionnelle des personnages de cette histoire, étrangers tous les trois, isolés loin de leur pays, ajoutait encore à cette conformité. Enfin, la belle Polonaise était fille d’Ève comme une autre ; elle tenait pour quelque chose la persistance ardente d’un joli garçon, et, à son souvenir, l’amour-propre flatté chantait en elle sa chanson. Elle savait parfaitement à quoi s’en tenir sur l’amabilité du prétendu Es-