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LE CHÂLE VERT.

— Oui, mais son mari est absent.

— Reçoit-elle beaucoup de monde ?

— Personne.

— C’est bien, n’est-il pas vrai, une jeune femme, assez grande, très jolie, blonde, avec des yeux noirs ?

— Non, monsieur ; Mme la vicomtesse n’est pas très jeune : elle est petite, elle n’est pas très jolie, elle a les cheveux noirs et les yeux bleus.

— Comment, des cheveux noirs ! mais ce n’est donc pas cette dame en châle vert qui vient d’entrer ?

— Non, monsieur ; je ne connais point cette dame. Elle a demandé Mme la vicomtesse.

— Alors, bonsoir, mon ami ; nous perdons tous les deux notre temps, dit Ladislas, et il redescendit lentement l’escalier, se grattant l’oreille, se demandant ce qu’il devait faire. Rester de planton dans la rue lui semblait trop élémentaire ; faire du concierge un espion à ses gages lui répugnait : tout cela, d’ailleurs, lui paraissait inutile. À tort ou à raison, il avait confiance dans son étoile. Une voix secrète lui disait qu’une sympathie mystérieuse le liait aux yeux noirs de l’inconnue, qu’il la retrouverait bon gré mal gré.

— Voici, se disait-il en regagnant son domicile, un petit roman qui débute à merveille, et je mérite de chanter le reste de ma vie à la chapelle Sixtine, si je n’arrive pas au dénoûment.

II.

Lorsque, rentré chez lui, Ladislas revit sa croisée, qu’il avait ouverte une heure auparavant, son acacia fleuri, ses moineaux amoureux, tout ce petit panorama domestique enfin qu’il avait contemplé au réveil, il s’étonna de se retrouver à la même place, où rien n’avait changé, si différent de ce qu’il était lui-même quelques instans auparavant. Un regard tombé sur lui par hasard avait animé sa vie, avait imprimé à ses pensées un autre mouvement. Il lui semblait que tout ce qui l’entourait avait une autre physionomie, un autre langage, tandis que c’était lui seul qui prêtait à la nature un aspect nouveau, une voix différente. Il en est ainsi de nous. Les choses au milieu desquelles nous vivons restent toujours les mêmes ou à peu près : c’est notre manière de voir qui les métamorphose, c’est notre situation morale qui donne aux objets extérieurs l’influence que nous croyons en recevoir. Pendant quelque temps, Ladislas se promena dans sa chambre, écoutant sa raison, qui faisait de la morale à son imagination, qui battait la campagne. — Que signifie cette agitation ? disait l’une, et pourquoi penser à une femme que tu as à peine entrevue, que, selon toute probabilité,