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ironie, ses amis doivent prendre garde à ce qu’ils laissent tomber sur une matière si inflammable. Si je pouvais, je l’enfermerais à l’abri de toute idée nouvelle, je laisserais à la porte tous les critiques qui ne jureraient pas d’abord leur Virgile de ne le nourrir que des vieilles et saines idées, et des sons familiers de ses auteurs favoris, — Gray, Akenside et Mason. Dans ces sons, répétés aussi souvent que possible, il n’y aura jamais rien de pénible, jamais rien d’inquiétant pour lui ! »

Voyons cette innocente caricature jusqu’au bout. Voici une mésaventure qui donne raison à la sollicitude de Lamb pour la cervelle du magnifique Dyer :

« George est fou, mais fou à lier. J’allai le voir il y a huit jours. Le premier symptôme qui me frappa et me prouva la fatale vérité fut une paire de pantalons nankin quatre fois trop larges pour lui, et que ledit fou affirmait être neufs. Ils étaient littéralement reteints par la saleté accumulée depuis des siècles, mais il affirmait qu’ils étaient propres. Il allait rendre visite à une dame qui était délicate sur ces sortes de choses, et c’est la raison pour laquelle il portait du nankin ce jour-là. Et il s’agitait, et il dansait, et il cabriolait, et il tirait ses pantalons, et il serrait son intolérable robe de chambre plus étroitement sur ses reins de poète ; puis il l’ouvrait aux zéphyrs, qui insinuaient leurs petits corps à travers chaque crevasse, porte, fenêtre, expressément faits pour exclure de tels impertinens. Il cherchait une épreuve, et mettait la main sur une note de blanchisseuse, se précipitait sur les poèmes de Bloomfield, et les rejetait avec désespoir. Je ne pouvais tirer de lui aucune réponse ; il ne pouvait tenir son esprit gigottant en repos un dixième de seconde. Il fallait qu’il allât chez l’imprimeur sur-le-champ… le plus funeste accident… Il avait tiré cinq cents exemplaires de ses poèmes prêts à être livrés à ses souscripteurs, et la préface était à refondre entièrement… Quatre-vingts pages, de préface, et il s’était aperçu ce matin seulement que, dans la première page de ladite préface, il avait émis un principe de critique radicalement faux, qui viciait toute l’argumentation subséquente. La préface devait être supprimée, quoiqu’il dût lui en coûter 30 livres au plus bas prix, impression et papier… En vain ses amis lui ont-ils fait des représentations sur cette folie de la mi-été ; George est aussi inébranlable qu’un chrétien primitif, et pare toutes nos bottes avec ce mot sans réplique : — Monsieur, il importe beaucoup que le monde ne soit point trompé. »

Voilà ce qu’il en coûtait d’être classique avec Lamb.

Lamb, dans ce temps-là, s’émancipait tout-à-fait. Son grand plaisir était de fumer le soir en causant avec ses amis, ou, s’il était seul, en lisant le Roi Lear à côté d’une bouteille de Porto. Il était entré dans la collaboration d’un journal : il y faisait des épigrammes et de petits vers. Le produit de cette menue poésie arrondissait un peu son petit revenu ; mais il perdit ce journal. « Il faut que je fasse quelque chose, écrivait-il, où nous deviendrons fort pauvres. Quelquefois je songe à une farce, mais mes plans s’évanouissent : c’est une étincelle qui monte le soir avec la fumée de ma pipe et se dissipe au matin. Mais