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au fond du cœur les sanglots brisés et s’échappe çà et là en quelques mots brefs, entrecoupés. Lamb n’a plus qu’une pensée : ne pas devenir fou ! S’il était fou, que feraient son père idiot, sa tante mourante sa pauvre sœur, parricide involontaire, jetée dans un hospice ? Maintenant il ne lui est plus permis d’être fou ; ce jeune homme qui sort lui-même d’une maison d’insensés, qui tout à l’heure regrettait presque la folie comme l’extase de la vie, ramasse tout ce qu’il a de raison et de force contre sa propre sensibilité. Il ne sera plus fou ; le sentiment du devoir fait en lui un miracle ; le dévouement vaincra la folie. Plus tard, par momens la source des larmes se gonflera dans sa poitrine et débordera en spasmes violens et rapides ; quelquefois un hoquet perçant déchirera ses paroles froides et composées. Sa seconde lettre à Coleridge raconte la lutte poignante et sublime qui tour à tour brise et raffermit cette ame héroïque.


« MON TRÈS CHER AMI,

« Votre lettre a été pour moi un inestimable trésor. Ce sera une consolation pour vous, je le sais, d’apprendre que notre situation s’améliore un peu. Ma Pauvre chère sœur, malheureux et involontaire instrument des jugemens du Tout-Puissant sur notre famille, est revenue à la raison et au souvenir affreux de ce qui s’est passé ; sentiment terrible et qui pèsera sur elle jusqu’à la fin de sa vie, mais tempéré par la résignation et une juste appréciation de son malheur. Déjà, dans sa convalescence, elle sait distinguer une action commise dans un accès de fièvre chaude d’un crime horrible, le meurtre d’une mère. Je l’ai vue. Je l’ai trouvée, ce matin, calme et sereine ; loin, bien loin d’une sérénité indécente et oublieuse : elle est émue douloureusement, mais tendrement, de ce qui est arrivé. Depuis le commencement, quelque affreux et désespéré que paraît son mal, j’ai eu assez de confiance dans la force de son ame et ses principes religieux pour prévoir le temps où elle pourrait même recouvrer sa tranquillité. Dieu soit loué ! Coleridge, c’est une chose miraculeuse ; mais je suis toujours resté recueilli et calme ; même en ce jour épouvantable, et au milieu de cette terrible scène, j’ai conservé une tranquillité que les assistans ont pu prendre pour de l’indifférence, une tranquillité qui n’était pas celle du désespoir. Est-ce une folie ou un péché de dire que c’est un principe religieux qui m’a surtout soutenu ? Je sentais que j’avais quelque chose de plus à faire que de me livrer aux regrets. Dans cette première soirée, ma tante gisait insensible comme une morte ; mon père, avec son pauvre front entouré de linges, blessé par une fille qu’il aimait tendrement, et qui ne l’aimait pas avec moins de tendresse ; ma mère, cadavre assassiné dans la chambre voisine, et cependant je me suis merveilleusement soutenu. Je ne fermai pas les yeux cette nuit-là, mais je restai couché sans terreurs et sans désespoir. Je n’ai pas perdu le sommeil depuis. J’avais sur moi tout le poids de la famille, car mon frère, en tout temps peu disposé à soigner des vieillards et des infirmes, était maintenant exempté de ce devoir par sa jambe malade, et je restais seul. Un petit incident vous donnera une idée de la manière dont je gouverne mon esprit. Un jour ou deux après le jour fatal, nous eûmes à dîner une langue que nous avions salée à la maison il y a quelques semaines, Comme je m’assis, j’eus une espèce de remords. Cette