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« Est-ce le visage qui lança aux flots des milliers de navires et embrassa les hautes tours d’Ilion ? Douce Hélène, fais-moi immortel avec un baiser. Ses lèvres aspirent mon ame. Où s’enfuit-elle ? Viens, Hélène, viens, rends moi mon ame. C’est là que je veux rester, car le ciel est sur ces lèvres, et tout ce qui n’est pas Hélène n’est que poussière. Je serai Pâris, et pour l’amour de toi, a lieu de Troie, Wittenberg sera brûlé ; je combattrai le faible Ménélas, je porterai mes couleurs sur mon casque empanaché : oui, je blesserai Achille au talon et je retournerai prendre un baiser à Hélène. O toi, plus belle que l’air du soir revêtu de la beauté de mille étoiles ! plus charmante que la voluptueuse Aréthuse serrant le roi de la mer dans ses bras d’azur ! »


Marlowe était un vrai poète : il y a dans la poésie elle-même, comme dans l’amour, comme dans l’ambition, comme dans toute notre destinée ici-bas, une chaîne, un esclavage, que les élans de notre ame vers l’infini repoussent sans cesse sans jamais pouvoir en triompher. En poésie, cet esclavage est l’impuissance de l’expression. Marlowe la sentait aussi bien que celle du désir : « Quand les plumes des poètes seraient nourries des sentimens de leurs maîtres et de toutes les délicatesses que leur inspirent sur des motifs admirés leur cœur, leur intelligence et les muses ; quand les célestes essences qu’ils distillent des fleurs immortelles de la poésie se seraient toutes mêlées dans le moule harmonieux d’une phrase accomplie ; — même alors, dans la tête inquiète du poète, flotteraient encore une pensée, une grace, une merveille suprême qu’aucune puissance ne pourrait couler en paroles. » Ainsi le poète est comme le philosophe : pour vaincre l’impuissance de l’art, son dernier effort est de la décrire.

Nous nous arrêterons plus tard, à l’heure que nous avons réservée à l’imagination pleine et radieuse, avec le grand et universel Shakspeare. Pour rappeler les enchantemens de sa fantaisie, ne faudrait-il pas citer tous ses ravissans drames féeriques ? Empruntons-lui plutôt, en passant, quelques éclairs, quelques sons plus mâles, par exemple le feu et le bruit des armures de ses jeunes guerriers, dans Henri IV. On y voit, suivant un mot de Rabelais, « la splendeur des épées, » et, comme dit Froissart, « le soleil rayer sur les bassinets bel et clair. » Le bouillant Hotspur demande à Vernon où sont cette mauvaise tête de prince de Galles et ses camarades. « Tous équipés, répond Vernon, tous en armes, tous emplumés comme des aigles qui s’ébattent en sortant de l’eau ; étincelans comme des nuages dans leurs cottes dorées ; bouillans de sève comme le mois de mai ; aussi superbes que le soleil de la mi-été, folâtres comme de jeunes boucs, farouches comme de jeunes taureaux. J’ai vu Harry, casque en tête et cuissards au corps, bravement armé ; il se leva de terre comme un Mercure ailé et saillit sur sa selle aussi aisément qu’un ange qui fondrait des nuages sur un pégase emporté comme la tempête, pour éblouir le monde de sa noble chevalerie. –