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la rendre chère. Comparé à la force brutale qui court les rues, la force régulière qui habite les casernes nous paraît la liberté même ; comparées à des barricades, toutes les baïonnettes sont intelligentes. Après le 24 février et le 15 mai, de bons régimens, il en faut convenir, et quelques batteries bien montées sont des élémens essentiels de tout régime parlementaire. Avec tout le respect cependant qu’exigent de nous pour la force armée et la reconnaissance et le pouvoir, pour remettre l’ordre dans une société, nous ne pensons pas qu’elle suffise ; et si nous avions conservé quelque illusion a cet égard, le spectacle que la France présente depuis six mois, les sentimens qu’elle a éprouves, l’étrange réaction qui tout d’un coup s’y est fait sentir, auraient suffi à la dissiper.

Depuis le 24 juin, en effet, il est à peu près reconnu qu’avec soixante mille hommes de troupes à Paris et quatre ou cinq légions de garde nationale bien décidées à aller au feu, on réussit à vivre en paix, à dîner à ses heures, à se promener quand il fait du soleil, à dormir même toute la nuit, si le corps-de-garde ne vous réclame. Il ne manque pas dans les archives de la guerre de plans fort bien combines pour établir en règle la tactique des batailles de rues, et depuis qu’il est accordé, de par la république elle-même, qu’on ne doit, en cas d’émeute, ni reculer devant les grands moyens, ni épargner l’effusion du sang ; depuis que les vainqueurs de février nous ont donné le spectacle intéressant de se disputer à la tribune l’honneur d’une répression à mitraille, je crois que tout le monde, y compris le personnel des sociétés secrètes, est bien convaincu qu’une nouvelle sédition aboutirait en quelques heures à une défaite prompte, sanglante et certaine Et cependant peut-on dire que cette conviction ait ramené dans les cœurs la plus légère sécurité pour l’avenir ? L’ordre matériel est garanti ; les intérêts matériels seulement (je n’en demande pas davantage) ont-ils repris confiance ? La Bourse, avec sa baisse constante, était là naguère encore pour en déposer. Hier encore, un nom sorti du scrutin faisait plus pour la rassurer que toutes les troupes entassées dans Paris. À l’abri de cet appareil menaçant, sous le calme qui régnait à la surface, la société ne goûtait pas, un instant de repos véritable. Son sang n’a pas recommencé à circuler dans ses veines ; le froid gagnait au contraire, des extrémités au cœur. Le capital semble fuir à la voix du gouvernement qui l’appelle. L’impôt fond en quelque sorte sous la pression même de la main du fisc : les millions jetés à la misère sont engloutis en un instant comme une goutte d’eau sur des lèvres ardentes. Nous avons tous appris à manier les armes ; mais, appuyé sur son fusil et comptant ses cartouches, nul de nous ne pense pouvoir être bien sûr du lendemain. D’où vient cela ? C’est précisément la question que se faisaient naguère, dans la sincérité de leur cœur, les hommes qui nous gouvernaient. Ils comptaient les prouesses de leur résistance sur les barricades ; ils nous