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Derr

Derr est la capitale de la basse Nubie. Quelle capitale ! on n’y trouve qu’une seule maison un peu respectable : c’est le palais de l’aga. En nous y rendant, nous trouvâmes sur notre chemin des femmes nubiennes, mais non dans le costume léger des villageoises dont j’ai parlé plus haut. Les citadines étaient, au contraire, enveloppées de longues robes flottantes ; elles ne voilaient pas très exactement leurs visages et on pouvait reconnaître que leurs cheveux étaient nattés comme on le voit sur les monumens égyptiens. Nous rencontrâmes aussi quelques tombes, à l’extrémité desquelles étaient placés un vase grossier, quelquefois de petits cailloux, j’ignore dans quelle intention. La salle d’audience de l’aga ressemblait beaucoup à une grange ; lui-même paraissait assez grossier. Cependant l’Europe l’intéressait, et il nous demanda des nouvelles du roi Louis-Philippe. J’eus à Derr une autre preuve des progrès de la civilisation en Nubie ; quoique le service régulier des postes s’arrête à la frontière égyptienne, je confiai aux soins de l’aga de Derr une lettre pour Paris, où elle est arrivée sans encombre et sans retard considérable. À Derr, comme dans le reste de la Nubie, on ne sait pas faire le pain ; en revanche, on sait faire arriver une lettre à Paris.

La civilisation n’a pas encore aboli, chez les Nubiens, la coutume mahométane de s’engager par des vœux imprudens. Nous eûmes une occasion curieuse de nous en convaincre. Nous avions pris, en quittant l’Égypte, un pilote nubien, pour remonter le Nil depuis la première cataracte jusqu’à la seconde. Dans cet intervalle, le lit du fleuve, hérissé de rochers, rend la navigation difficile ; il faut être guidé par un homme du pays à travers des écueils d’où le pilote égyptien ne saurait vous tirer. Celui-ci reste donc oisif sur sa barque, ou règne le nouveau venu. Dans cette situation, une querelle était survenue entre les deux pilotes au sujet de quelques feuilles de légumes destinées à leur souper, et le résultat de cette querelle avait été un vœu solennel, fait par le pilote nubien, de renvoyer ses deux femmes, ou de ne pas rester sur la même barque que le pilote égyptien Soliman me fit part de cet événement d’un air consterné en ajoutant : C’est très grave, expression doctrinaire qui me parut singulière dans la bouche d’un Arabe. Je ne compris pas d’abord toute la gravité de la situation. Je ne pouvais admettre que le pilote que nous avions loué pour nous conduire à la seconde cataracte et nous ramener à la première, sous prétexte d’un vœu, se permît de nous abandonner à une direction qui ne nous donnait point de garantie. Je ne voyais pas ce que ses femmes avaient à faire là dedans. Soliman m’expliqua qu’on ne pouvait revenir sur un vœu, et me peignit le malheur de ces pauvres femmes et de leurs enfans. Je commençai à juger la chose plus sérieuse qu’elle ne m’avait