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comprennent pas la situation. Parce qu’ils ont vu l’Angleterre et la France, ils ne doutent pas que le gouvernement constitutionnel ne soit la panacée universelle, et qu’il ne suffise à toutes les nécessités ; les exemples de l’Angleterre plaisent surtout à nos magnats : ils voient là, dans l’existence de l’aristocratie anglaise, avec ses privilèges et ses grandes fortunes, des analogies qui les flattent et les séduisent. Ce sont eux qui ont donné le mouvement à ce pays, d’accord ; ils ont généreusement sacrifié plusieurs de leurs privilèges ; ils sacrifieront tout, excepté eux-mêmes cependant. Eh bien ! croyez-vous, quand, au nom de la raison ou de la logique, on demandera que les députés des villes royales aient plus d’une voix à la diète, que nous ne demanderons pas, au même nom, que les privilèges des magnats soient ramenés à des proportions moins exagérées ? Il y a telle famille, les Z… par exemple, qui, si elle siégeait à la diète au complet, aurait soixante-six voix. Cela est-il équitable ? Ne nous arrêtons pas cependant à ces détails. Quand on aura fait droit aux plaintes des villes, que fera-t-on pour les paysans, qui, devenus propriétaires, demanderont bientôt que la diète, ou au moins les collèges électoraux, leur soient ouverts ? Voilà des difficultés législatives à peu près insolubles par les voies parlementaires. Mais est-ce tout ? Les jalousies de nationalités, comment y échapper ? Elles se réveilleront d’autant plus vives, que le joug de Vienne s’éloignera et que nous serons livrés à nous-mêmes. Tant qu’on est esclave sous le même maître, on associe fraternellement sa misère et sa haine contre l’oppresseur ; de là l’unité de notre opposition. Elle se rallie à un symbole commun, celui de la nationalité magyare vis-à-vis du gouvernement autrichien. Qu’elle vienne à triompher, et vous verrez dans quel chaos nous tomberons. »

Le député radical entrait alors dans le détail de ces oppositions de races et de peuples que nous avons déjà exposées, et qui viennent d’aboutir au soulèvement décisif à la tête duquel Jellachich s’est placé. « Croyez-moi, ajoutait-il, nous ne sortirons point de là sans crise et par la voie légale. Il nous aurait fallu un grand homme qui osât se mettre résolûment au milieu de tous les intérêts, les dominer par son génie, faisant à chacun sa part, aux ambitions de classes, de nations, comme à celles du peuple et des grands seigneurs. A un certain moment, le vieux palatin eût pu être cet homme ; mais il était peut-être trop honnête pour un tel rôle. Une révolution, voilà, je crois, la seule issue qui nous reste, quoi qu’en disent les constitutionnels. »

En parlant de la sorte, mon interlocuteur et moi, nous marchions le long de ces magnifiques quais de Pesth qui rappellent la façade des Chartrons à Bordeaux. Arrivés au point où commençaient à s’élever les piles du pont sur lequel devaient passer bientôt le noble et le roturier, soumis dorénavant à la même taxe : « Voilà cependant, lui dis-je,