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est le lot qui lui écherra ; car il ne s’agit pas seulement de mesurer, il faut comparer la qualité des terres, en apprécier la valeur d’après la proximité du village, la bonté des pâturages, etc. Nul n’est content du lot que les géomètres jurés veulent lui attribuer, et l’on finit le plus souvent par tirer au sort les parcelles. Il sort de là des reviremens de fortunes, petites ou grandes, qui sont ici ce que la hausse ou la baisse des actions industrielles sont dans votre pays.

« Ne concluez pas de là cependant, continuait mon avocat, que nous soyons des gens débonnaires, prêts à nous laisser prendre notre bien sans nous défendre. Bien au contraire ; je ne vous ai pas dit toutes les ressources de la procédure hongroise. Nous sommes gens d’épée comme de plume, et le sabre que nous portons à la ceinture est la dernière pièce que le plaideur ait dans son sac. -Comment ! lui dis-je, décide-t-on les causes comme au moyen-âge par le combat judiciaire ? — Pas précisément ; mais si, après avoir épuisé tous les remèdes juridiques, vous avez perdu votre procès en dernier ressort, la loi vous accorde un moyen extrême : il vous reste l’opposition à main armée (oppositio bracchialis). Vous ne connaissez pas cette forme de procédure, n’est-il pas vrai ? Je crois qu’elle n’existe que dans notre législation et dans celle de l’état de nature. Quand votre adversaire, armé de son jugement, vient pour se mettre en possession, vous résistez par la force. Il importe surtout de ne pas s’opposer timidement, car on aurait le droit de passer outre. Les jurisconsultes demandent que l’opposition soit caractérisée par quelque acte menaçant. Autrefois il fallait brandir un sabre (evaginato gladio) ; mais la douceur des mœurs se glisse partout, même là où elle semble avoir le moins à faire, et l’on se contente en général aujourd’hui de lever un bâton (elevatione baculi quod communiùs fit) ; par exemple, vous ne devez frapper que si votre adversaire, fort de son droit, voulait poursuivre son entreprise. Alors vous frapperiez. Les docteurs estiment cependant que ce serait moins en vertu du droit d’opposition que du droit de défense naturelle. C’est à votre adversaire, après cela, de vous intenter une action devant les tribunaux. Votre pire chance sera une seconde condamnation ; mais votre adversaire pourra bien aussi être condamné à des dommages et intérêts, s’il n’a pas respecté assez votre droit d’opposition[1]. Voilà d’étranges lois, sans doute ;

  1. Les lois ont bien limité ce droit, reste si frappant des violences de l’âge féodal ; mais, par cela même, elles en ont confirmé l’existence. La diète de 1792 a défendu de l’appliquer aux procès perdus contre les villes ; plus récemment, on a étendu cette prohibition à tous les litiges contre les communes, dans la crainte des insurrections que l’opposition à main armée pourrait amener. Bien que fort rarement appliquée, la loi existe donc toujours, et c’est à tort qu’elle a été révoquée en doute par quelques voyageurs. On cite encore à Pesth l’exemple de la princesse G., qui a suivi cette singulière forme de procédure avec un des banquiers de la ville. Voici d’ailleurs sur la matière le texte des jurisconsultes. « Minaci aliquo facto, ostensione videlicet evaginati gladii, aliorumve armorum, vel, quod communiùs fit, elevatione baculi, cum declaratione, quod se opponat ; nec ad asperiores actus unquàm prorumpendum nisi triumphans, spretâ oppositione, violenter bona ingredi niteretur : tunc enim, vi naturalis defensionis, vim vi repellere liceret, licet, et hoc casu praestabilius foret, injuriam ejus modi jure persequi. »