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conserver. Nous sommes bien loin de ce temps-là. Il s’agit aujourd’hui de la première magistrature de l’état ; comment s’y prend-on pour la solliciter auprès du peuple souverain ? On rassure, à qui mieux mieux, les intérêts et les idées alarmés par cette fantasmagorie de choses nouvelles qui avait d’abord envahi la scène publique ; on se met à couvert derrière les hommes dont l’expérience a le plus d’autorité sur le pays ; au lieu d’annoncer, comme jadis, avec force bruit de trompettes, qu’on va courir les aventures par de glorieux chemins de traverse, on se vante de suivre bonnement la grand’route pour avoir la foule avec soi. On s’enorgueillissait naguère d’un titre exceptionnel ou d’un entourage exclusif ; on s’estime aujourd’hui fort heureux de se confondre dans la majorité, de ne pas la dépasser, d’être de son bord et à son niveau. Le rôle d’initiateur et de prophète avait bien son charme, mais c’est un rôle solitaire qui n’est plus de saison ; on aime mieux désormais conduire le chœur que le précéder de trop loin, et l’on est ainsi obligé de ne chanter ni plus haut ni plus bas que la note.

Il y a deux candidats aux prises ; nous ne comptons ni M. Ledru-Rollin ni M. Raspail, qui, de l’aveu de M. Proudhon, tiennent seulement à passer la revue de leur armée. M. de Lamartine est déjà pour la république ce qu’il était dans les derniers temps de la monarchie, une statue délaissée, la statue de Memnon, si l’on veut, mais non point une personne politique, non point la représentation d’un parti. Il n’y a donc que deux candidats : le général Cavaignac et M. Louis Bonaparte. L’opinion modérée n’a pas voulu avoir le sien, et nos lecteurs se rappellent qu’il n’a pas dépendu de nous qu’il en fût autrement. Il semble pourtant, nous le confessons aujourd’hui, que cet effacement des modérés vis-à-vis du scrutin doive tourner au profit de leur cause. Voici, en effet, que ces deux candidats, qui ne leur appartiennent point d’origine, ambitionnent par-dessus tout l’honneur de leur adoption, et se disputent la préférence en rivalisant de sacrifices. L’influence de cette grande opinion nationale ressort d’autant mieux, qu’elle est invoquée par ceux-là même que des prestiges particuliers ont élevés jusqu’au pinacle, et qui, une fois là, n’espèrent s’y soutenir qu’en empruntant son appui. Il y a mieux, nous croyons que de part et d’autre l’emprunt serait contracté de bonne foi, tant les circonstances pèsent sur les hommes.

Les États-Unis d’Amérique sont à présent même livrés comme nous aux préoccupations d’une lutte électorale. Comment la lutte s’engage-t-elle de l’autre côté de l’Atlantique ? Il y a des partis rivaux qui ont chacun leur homme, qui le poussent, parce qu’il leur appartient et qu’il se dit leur. Chaque candidat donne un programme qui n’est pas le programme de son adversaire : l’un est pour la guerre et l’autre pour la paix ; l’un voudra l’abolition, et l’autre la conservation de l’esclavage. Par une rencontre curieuse, nos deux candidats frappent à la même porte et cherchent leurs électeurs dans le même camp. Ni le général Cavaignac, ni M. Louis Bonaparte ne souffriraient désormais qu’on les soupçonnât de ne point être absolument des nôtres. Tous deux, pour en venir là, passent, il est vrai, par-dessus plus d’une barrière et rompent avec plus d’un souvenir. Il faut, par exemple, que M. Louis Bonaparte oublie Strasbourg et Boulogne ; il faut même qu’il abdique cette phrase émanée d’une ambition d’autre allure, qu’il ne dise plus dans sa pensée : Si le peuple m’impose des devoirs, je saurai les remplir ! Il faut qu’il en finisse avec les rêveries impérialistes