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cruel à des cœurs généreux de passer pour hostiles à la cause du progrès aux yeux des multitudes abusées. Résignons-nous aux conséquences de cette méprise inique et passagère ; mais ne laissons point le découragement ou le dépit nous ravir l’intelligence des choses qui se passent autour de nous, et, parce que d’autres usurpent le drapeau du progrès, ne refusons point de chercher même au sein des misères actuelles les élémens et les conditions des améliorations futures. Gardons-nous, en un mot, de nous tromper sur le sens et les conséquences de la révolution où nous figurons comme témoins et comme acteurs. Cette impartialité est, il est vrai, difficile aux contemporains des révolutions. Ils y sont trop intéressés ; ils voient les choses et les hommes de trop près pour en saisir la proportion dans un ensemble qui leur échappe, dont ils ont observé les faibles et souvent méprisables commencemens, dont la marche les épouvante, et dont ils ne devinent point la fin incertaine. Puis, le jugement, accoutumé au point de vue des temps ordinaires et réguliers, a peine à se monter au point de vue des époques extraordinaires, où toutes les lois de la vraisemblance sont confondues. De là cette mobilité d’impressions, cet aveuglement perpétuel, ces brusques soubresauts d’une confiance inerte et stupide à d’imbéciles paniques et à de lâches désespoirs, et ces cyniques apostasies de l’opinion publique affolée qui signalent les époques révolutionnaires. Si, au moment où Dieu tonne du plus haut des cieux, la raison persiste à ramper sur les bas-fonds du terre-à-terre, déconcertée, bafouée, bernée par tous les événemens, elle chancelle et tombe dans sa honteuse maladresse, comme ces gymnastes déroutés, auxquels Démosthène comparait le peuple athénien, qui ne parent les coups qu’après les avoir reçus. Efforçons-nous donc de nous dégager de l’épais milieu qui nous oppresse. Nous vivons à une époque où la Providence se joue à faire de grandes choses avec des personnages vils ou grotesques. Ne laissons- point la petitesse importune des fantoccini s’interposer entre nous et la majesté des plans divins.

La crise actuelle n’est plus la révolution politique d’un peuple ; elle est la révolution sociale de toute une civilisation. Chaque révolution procède d’une nécessité historique et donne à l’humanité un problème à résoudre. La nécessité de la révolution européenne qui s’opère sous nos yeux est visible, et le problème qu’elle apporte est nettement posé. Elle est la conséquence inévitable du mouvement qui entraîne l’humanité depuis le XVIe siècle. Deux besoins, deux passions ont, depuis cette époque, saisi l’humanité et la tourmentent sans relâche : l’humanité veut se posséder elle-même et posséder la nature ; elle a pris et elle prend possession d’elle-même par la liberté religieuse, c’est-à-dire en affranchissant la conscience individuelle dans ses rapports avec Dieu du joug matériel des pouvoirs politiques ; par la liberté philosophique,