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L’émission du papier-monnaie, mesure si effrayante d’ordinaire pour les capitalistes et pour le petit comme pour le grand commerce, n’a pas excité le moindre murmure à Venise.

Toute ville assiégée est nécessairement soumise à des épreuves cruelles, mais il est des privations qu’il était réservé à Venise seule de connaître. L’habitant de Paris comprendra-t-il bien ce que peut être le blocus d’une ville bâtie entièrement dans les flots de la mer, dont les rues sont des canaux, les jardins des étangs, où tout arrive du dehors, depuis le moindre herbage jusqu’à l’eau potable ? Pour prolonger la résistance dans des conditions semblables, il faut des hommes doués du calme et de la patience qui ont de tout temps distingué les Vénitiens. Ce ne sont pas des plaintes que ces hommes font entendre, et on peut voir les plus pauvres discourir gaiement sur les marches des perrons et des églises, sur les quais ou dans les gondoles. Les riches souffrent plus que nous, répètent-ils, ou plutôt il n’y a plus de riches. Et ils disent vrai. La famille Papadopoli, les Rothschilds vénitiens, dont les beaux palais occupent seuls tout un côté d’un des principaux canaux de Venise, a rompu aujourd’hui avec les habitudes fastueuses qui rappelaient son origine orientale. Aux heures des repas, elle s’assied devant des couverts en bois et un service en terre cuite dans ses vastes salons dépouillés de leurs riches tentures et de leurs meubles splendides. Il n’est pas une Vénitienne qui possède un bracelet, une chaîne en or, un bijou, un cachemire ; le costume de la plus grande dame est le même que celui de la fille du peuple. « Je regrette, disait il y a quelques jours une dame vénitienne, je regrette de ne plus rien avoir, parce que je ne puis plus rien donner. » Personne ne parle à Venise de se rendre et de quitter la partie. Le vieux général Pepe, à la tête de quinze cents jeunes volontaires minés par la fièvre, vient de faire une sortie contre les troupes autrichiennes fortifiées à Mestre et à Fusine. Il leur a pris des canons et les a repoussés jusqu’à Padoue. Le peuple, qui avait entendu la canonnade, s’est rassemblé sur la place Saint-Marc, et c’est là qu’un membre du gouvernement, paraissant à la fenêtre du palais, lui a donné la nouvelle de la victoire, terminant son discours par ces mots que la piété naïve de l’auditoire a vite compris : « La Vierge protectrice de Venise est exposée dans Saint-Marc. » En un instant, la place était déserte et l’église envahie. On reconnaît à de telles scènes cette poétique exaltation qui, au milieu des plus cruelles épreuves, n’abandonne pas le peuple italien.

Nous avons dit les moyens de défense que Venise puise dans le caractère même de ses habitans ; il nous reste à parler des moyens matériels que lui offre sa position au milieu des mers, et à montrer comment elle sait en tirer parti. Le point de la ville le plus rapproché de la terre ferme en est à trois mille quatre cents mètres : telle est en effet