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du balcon devait leur apprendre s’il fallait espérer ou craindre. Ces hommes étaient d’ailleurs ceux qui avaient organisé la résistance légale, et leurs demandes n’avaient rien d’excessif. Ils voulaient la constitution et la garde civique. Tels étaient les mots d’ordre qu’ils jetaient à la foule ; mais ces mots, il faut bien le dire, ne pouvaient suffire, dans une ville comme Venise, pour échauffer les imaginations populaires. Le peuple les répétait un peu comme on répète une leçon, sans y attacher ni une pensée ni un désir ; il se croyait à une fête publique, et offrait de crier ce qu’on voudrait. C’est alors que les chefs du mouvement imaginèrent de lancer quelques poignées de menue monnaie au milieu des groupes. Aussitôt les cris de vive la constitution ! vive la garde civique ! retentirent de toutes parts. Ces cris arrivèrent aux oreilles du gouverneur, et une nouvelle députation pénétra chez lui, donnant à entendre que le peuple ne pouvait plus être contenu. Le gouverneur, déconcerté, balbutia quelques vagues promesses. Il n’en fallut pas davantage : ces promesses furent présentées à la foule qui entourait le palais comme un consentement formel. On cria de nouveau vive la constitution ! vive la garde civique ! Le peuple cria surtout vive Manin ! vive Tommaseo ! Les chefs de ce mouvement, qui ressemblait fort à une comédie, se croyaient au dénoûment ; ils n’avaient plus rien à demander et se félicitaient déjà du succès de leurs efforts, quand tout à coup là scène, commencée d’une façon presque plaisante, prit un caractère plus sérieux. Ceux qui avaient pensé conduire le peuple se virent dépassés par lui. Ce mouvement, qui semblait le dernier effort de la résistance légale, allait aboutir à une grande surprise : l’émeute allait se transformer en révolution.

Les cris de vive la constitution ! retentissaient encore, quand tout à coup une voix formidable, qui cette fois était bien la voix du peuple, jeta dans l’air ce cri inattendu : Abasso il governo ! Mille voix aussitôt le répétèrent. Dès-lors, l’attitude jusque-là insouciante et railleuse de la foule fit place à une sombre exaltation. Le cri qu’on venait d’entendre répondait à toutes ses passions, réveillait toutes ses colères. Ce n’était plus de quelques concessions illusoires qu’il s’agissait : c’était de l’indépendance même ; c’était la grande lutte de l’Italie contre l’Autriche, de l’opprimé contre l’oppresseur, qui recommençait, et qui prenait Venise pour théâtre. Une foule immense et compacte occupait toutes les rues voisines du palais et escaladait même les piliers des Procuratie, répétant, avec un ensemble de plus en plus menaçant : Abasso il governo ! La constitution, la garde civique, étaient oubliées. Les meneurs demeuraient interdits devant une manifestation qu’ils n’avaient pas prévue. Quant au gouverneur, il cherchait en vain à comprendre les motifs de cette subite colère. Cependant il devenait urgent de se préparer à la résistance. Des soldats croates descendirent silencieusement