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dont il les entoure, les avantages matériels qu’il leur assure, en font des agens dévoués en même temps que des intermédiaires naturels entre les classes inférieures et le souverain. L’importance d’une classe intermédiaire est grande partout, sous toutes les formes de gouvernement ; à Java, elle est immense. Qu’on se reporte aux bases mêmes de l’organisation sociale dans ce pays. D’un côté, on verra l’innombrable multitude des prolétaires qui ne possèdent rien et qui doivent vivre et faire vivre leurs familles par le travail de leurs mains ; de l’autre, le pouvoir souverain, seul maître et dispensateur des biens de la terre, source unique des prérogatives, des dignités, des honneurs : seul absolument libre, après Dieu ! La classe intermédiaire, sous une infinité de noms, de titres, d’emplois, comble cette lacune entre le souverain et la masse du peuple. Par elle et ses subdivisions, graduées habilement, le partage monstrueusement inégal des avantages et des charges de la société javanaise devient moins blessant ; d’heureuses transitions endorment ainsi les rancunes naturelles à toute classe opprimée, et relient suffisamment les différentes parties de l’édifice pour le préserver de sa ruine.

Maintenant, pour faire mieux comprendre l’application de ce principe à l’état actuel de la société coloniale, il convient de rappeler qu’à dater du milieu du siècle dernier, et plus particulièrement sous l’administration de Daendels et sous la domination anglaise, une certaine portion des terres du gouvernement a été aliénée à des particuliers, à l’effet d’augmenter les ressources de l’état. Cette aliénation a donc eu, avant tout, le caractère d’un expédient, et elle devait en avoir les inconvéniens. Ces inconvéniens ont été d’autant plus sérieux que la plupart des cessions ainsi consommées embrassaient des territoires d’une vaste étendue et souvent très peuplés. Dans les terres séparées du domaine de l’état par cette mesure, les nouveaux propriétaires ont cru avoir intérêt à se défaire des classes intermédiaires. Ils n’ont toléré sur leurs petites principautés que des cultivateurs et quelques artisans. Ils ont repoussé les petits chefs indigènes, et l’ancienne organisation sociale a disparu. Le commerce et l’industrie s’y sont, il est vrai, développés à la longue, et la possession des terres et des capitaux, dans ses nuances infinies, est devenue la base du contrat social ; mais ces compensations ont été dues à la sagesse, à l’humanité et à l’intelligence de certains propriétaires, et elles ont été l’ouvrage du temps. La paix publique a été mal assurée dans ces domaines pendant de longues années. Un des derniers ministres hollandais, possesseur vers 1808 de l’une de,ces grandes terres dans l’es environs de Batavia, disait que des quinze terres avoisinantes il n’en était pas une dont le propriétaire européen n’eût été assassiné de mémoire d’homme[1] ! Depuis cette époque, une

  1. Discours prononcé par le ministre des colonies devant la deuxième chambre des états-généraux. Août 1847.