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Quoi qu’il en soit, les Moissonneurs furent, à leur apparition, l’occasion de discussions plus ou moins vives. On souriait en entendant voler de bouche en bouche les noms du Giorgion, du Poussin et de Raphaël ; mais, certes, le discret artiste, si modeste même qu’il ne comprenait pas son succès, n’avait la prétention d’être ni Raphaël, ni le Giorgion, ni le Poussin ; et le prudent esprit qui, redoutant la haute mer et les tempêtes des régions de l’idéal, avait eu le bon sens de ne point quitter terre, sentait à merveille qu’il n’avait le vol ni de l’un ni des autres. En résumé, tout en laissant à chacun sa place, on ne peut disconvenir que, dans sa sphère, nul n’a été nourri de plus forte étude que Léopold. Il a parlé un langage magnifique et simple que tout le monde comprend aujourd’hui, mais qui n’appartient qu’à lui seul. Sa volonté réfléchie, infatigable, pour rassembler et coordonner dans un sentiment élevé tout ce qui peut concourir à la beauté d’une œuvre, lui donne de l’analogie avec le Poussin ; et si pour l’idéal, si pour l’étendue, la richesse et l’originalité du cadre et de la pensée, il n’a qu’une lointaine filiation avec Raphaël, peut-être pourrait-on ajouter qu’il a possédé au plus haut point les qualités de ses propres défauts, qu’il a senti avec l’ame du divin maître la réalité de choix, et qu’il a compris la nature rustique, comme il semble que Raphaël l’eût comprise lui-même, s’il eût fait des paysans. Les Thébains avaient rendu une loi qui, sous des peines pécuniaires assez fortes, prescrivait aux statuaires et aux peintres de donner à leurs figures la plus grande beauté possible : Léopold n’était pas de ces artistes de serre chaude, qui sont nobles par décret, de propos délibéré, ou par convention d’école ; il l’était par instinct, usant librement de toutes les formes de la riche nature qu’il avait sous les yeux, plaçant la noblesse, non dans telle recette académique, mais dans la convenance et la propriété de chaque chose. En un mot, par la vérité de la forme, par le sentiment profond de la nature, il a, dans ses œuvres, comme frappé en médaille la beauté franche et primitive qui sort du sein du peuple pour perpétuer cette noble race humaine, image de Dieu. Interrogé sur la voie qu’il avait suivie pour ennoblir les haillons, pour découvrir la beauté suprême dans les plus triviales créatures : « Je me suis souvenu, répondit-il, de mon catéchisme ; Dieu a fait l’homme à son image, et, pour l’artiste qui en est convaincu, la vie n’offre rien de grand ni rien de petit. »

Nous connaissons l’artiste, il nous reste à étudier l’homme. Chemin faisant, nous suivrons Léopold dans les progrès de son dernier tableau, dont l’histoire est trop irrévocablement liée au récit de ses souffrances morales pour qu’il soit possible de l’en séparer.