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dit-il lui-même dans une lettre à Gérard, qu’il ne m’est possible d’en donner la description que quand ils sont près d’être terminés. Je ne peux faire une ébauche arrêtée, car je ne peux conserver les mêmes motifs. La nature que je vois, que j’observe sans cesse, me fournit des idées nouvelles, des mouvemens de figure différens ; je fais des changemens à n’en plus finir, et cependant je ne sais comment j’arrive au terme après un embrouillement où quelquefois je ne me reconnais pas moi-même[1]. »

« Je ne perds pas une heure de temps sans regret, écrit-il à M. Marcotte le 1er novembre 1832, quand je peux travailler depuis le commencement du jour jusqu’à la nuit, et ce n’est pas par devoir, c’est par passion. Je suis si heureux quand je puis travailler ainsi ! Et c’est toujours après ces bonnes journées, pendant les dernières heures, que je suis le mieux dispos. J’ai calculé approximativement ce que la Fête de la Madone de l’Arc et les Moissonneurs m’ont coûté de temps, et je suis certain que, si j’y eusse travaillé de suite, j’aurais employé plus d’un an à chacun de ces tableaux. Ceci paraît extraordinaire à ceux qui ne voient que quelques figures de petite dimension ; mais s’ils savaient que sur ces toiles, si simples en apparence, il a été nécessaire de faire quatre ou cinq fois plus d’ouvrage que celui qu’on y voit ! C’est malheureux, mais je vous assure qu’il n’en peut être autrement à mon égard. J’en prends mon parti en brave. Vous me connaissez, et vous savez combien je suis incapable de faire un discours improvisé pour rendre ce que je sens. Il en est de même pour mon talent en peinture. Quant aux petits tableaux, je les fais assez facilement, parce qu’ils ne demandent qu’une idée. Mais, aussitôt qu’il doit y avoir l’accord qu’exige une composition plus compliquée, je n’ai plus assez de logique pour me conduire pas à pas au but et sans m’écarter de la route qu’il trace. Je me dirige par instinct, en aveugle : je tâte, je tâte, jusqu’à ce que je sois content, ou pour mieux dire jusqu’où la patience me conduit. »

« Je sais, ajoute-t-il (lettre du 30 suivant), qu’on trouve le genre que je traite trop facile ; mais, pour être bien fait, il a des difficultés qu’on ne connaît pas. Pour trouver le beau d’une chose, ne faut-il pas la voir, la tourner et retourner sous toutes ses faces ? Que s’il ne s’agissait que de

  1. Cette lettre est écrite le 31 mai 1832, de Venise. La même idée et à peu près la même expression étaient sous la plume de Léopold dans une lettre adressée quelques jours avant, le 8 du même mois, à Mme Huguenin-Robert, sa sœur : « J’ai deux figures terminées. Celle que je viens de finir est une des plus importantes du tableau (les Pêcheurs). Je crois avoir réussi ; c’est un pêcheur qui revient de son travail ; j’ai un modèle superbe. Je vous parlerai de toutes les figures que je ferai, car je ne puis vous faire la description de mon ébauche. J’ai une manière d’opérer à moi. Il faut nécessairement que je me serve de la nature et que je fasse chaque figure l’une après l’autre. Mes ébauches ne me servent à rien, car, quand des idées nouvelles, que je crois bonnes, surviennent, il faut que je fasse des changemens : c’est plus fort que moi. »