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notre part, si spécialement appelée dans les conseils du pays. Ces esprits habitués par le mélodrame ou par le feuilleton à fouetter et à pousser leur imagination bien au-delà du sens commun, imprégnés d’une fausse poétique qui leur gâte le sens moral, imprégnés plus encore du niais amour de leur personnalité, sont les citoyens les plus impropres au maniement de la chose publique. Ils n’y voient que des thèmes à broder, des situations à dramatiser ; le droit et le devoir tout simples ne leur agréent point, s’il ne les habillent de quelques sonores banalités, moyennant quoi le devoir et le droit vont tout de suite jusqu’à la sublimité de l’absurde. M. Félix Pyat déclame la politique, comme si c’était de la prose du Chiffonnier. Mais cette hallucination perpétuelle est-elle donc une excuse suffisante pour venir sans reproche justifier au sein de l’assemblée nationale les émeutiers qui prétendaient la détruire, pour ne voir dans l’insurrection de juin qu’un protêt apporté sur les barricades par « un créancier légitime qui veut faire des frais ? »

Le ton d’ailleurs est donné maintenant ; tous le suivent. Les insurgés de juin sont les victimes d’une société coupable de s’être défendue contre eux : le parti le plus noble et le plus sûr, c’est de les amnistier sans distinction et sans réserve. Qu’on ne l’oublie pas, la montagne ne pardonne point encore à cette société corrompue d’avoir délivré des bons de guillotine aux assassins de Buzancais, quand on leur devait des bons de pain. On parle aussi bien que M. Pyat dans les clubs. Les clubs s’intitulent désormais des réunions électorales, et le bureau écarte ainsi le commissaire de police que la loi lui donne pour surveillant. Le bureau fait toute la besogne ; il n’y a guère d’orateur que le président. Aussi, comme on l’admire ! Son éloquence flaire baume : dévouement, sacrifice, amour et foi, ce ne sont chez lui que mots de tendresse, ce ne sont qu’éjaculations mystiques. L’Évangile et toujours l’Évangile ! Puis tout d’un coup le masque tombe, le saint frère s’évanouit, et il ne reste que la bête criant meurtre et vengeance à douze cents maçons ébahis. Les banquets, qui ne cesseront pas de si tôt, parce qu’ils sont devenus une spéculation, reproduisent à l’envi ces grands élans oratoires. On boit dans un même toast à tous les Brutus de la royauté, à tous les Gracchus de la propriété ! à Brutus, à Catilina, à Jésus-Christ, à Julien l’apostat, à Attila, à tous les penseurs malheureux ! Nous voulons bien que ce soit là le cri d’un adepte isolé de la fameuse école des penseurs, poussé peut-être au schisme par quelque dépit et rivalisant d’audace avec M. Proudhon, faute de pouvoir lutter d’orgueil contre le front de son premier maître ; mais il n’en est pas moins vrai que cela devient très embarrassant pour la catégorie de représentans qu’on invite d’ordinaire à ces solennités. Aussi M. Ledru-Rollin s’abstient-il d’y paraître avec une régularité passablement offensante pour ses amphytrions, trop souvent désappointés, et M. Dupont (de Bussac), qui s’était avisé d’ouvrir la bouche dans un banquet présidé par l’ombre de Louis Blanc, s’est fait rudement donner sur les doigts. Qu’importe à la montagne ? Nonobstant ces affronts intimes, elle tâchera de paraître socialiste, quoique les socialistes la désavouent, et elle leur livrera une belle partie de son programme pour avoir la douleur de les voir encore préférer M. Raspail à M. Ledru. Ainsi donc, nous aurions la république de M. Ledru, nous passerions encore pour des bourgeois égoïstes, tant qu’il nous manquerait la république de M. Raspail ! L’agréable perspective !

Ces folies désolantes, dont nous pouvons espérer de voir un avortement,