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chapper « à la féodalité de l’argent dans un monde égoïste, où la classe ouvrière est comme un peuple d’ilotes dans un peuple de sybarites. » Ce langage ressemble à s’y méprendre au langage des banquets et des clubs. De bonne foi, le prince qui le parle n’est pas même tout-à-fait l’inconnu, et, sans tirer de là d’autre induction, nous pouvons tout au moins affirmer qu’il ne saurait être l’expression très spéciale et très déterminée du parti modéré.

Nous sommes de ce parti ; notre pensée, notre cœur, lui appartiennent ; nous croyons qu’il n’y a rien de sérieux et de vrai en France hors de lui : aussi sommes-nous toujours affligés quand nous le voyons se rallier sous un drapeau d’emprunt, au lieu d’arborer le sien, comme s’il était embarrassé lui-même d’en avoir un, ou comme si les mains lui manquaient pour porter celui qu’il a. Cette extrême modestie lui sied mal et ne lui réussit guère. Ainsi, lors des élections de septembre, il a manqué sa campagne en essayant de se fusionner avec la minorité des républicains de naissance, et le voilà maintenant qui est sommé d’aller se perdre sans réserve dans l’impulsion irréfléchie des masses. Encore une fois, le prince Louis ne lui plait pas ; il ne le propose pas, il l’adopte, mais il l’adopte avant de lui faire des conditions, avant d’obtenir son programme, en laissant à sa candidature toutes les significations qu’il plait aux uns et aux autres de lui prêter, sans l’inviter à choisir lui-même entre toutes. Ne serait-ce pas encore l’histoire des banquets de la réforme qui ont donné plus qu’on n’en voulait tirer, parce qu’on s’attablait avec trop de monde ? Vive Napoléon ou vive la réforme ! n’est-ce pas tout un ? Vive le mystère ! vive le coup de dés ! Attrape qui peut !

Effrayés de ces incertitudes, nous aurions désiré que le parti modéré se mît d’accord sur un candidat qu’il pût avouer hautement et qui ne représentât que lui. C’est pour cela que nous avons été les premiers à porter le maréchal Bugeaud. Nous n’ignorions pas que l’on pouvait ainsi aider à la candidature du général Cavaignac en renvoyant à l’assemblée, par la division des suffrages, le choix définitif du président de la république ; mais d’abord il n’est pas infailliblement démontré qu’à l’aide d’une bonne volonté très active, la faveur des campagnes ne pût se déverser sur un candidat qui l’eût rassurée, au lieu de l’éblouir. Il n’est pas non plus démontré que les inconvéniens de la candidature impérialiste ne finissent point par choquer assez de gens pour en rejeter beaucoup du côté du général Cavaignac, et pour donner à sa position une influence qu’elle n’aurait point eue autrement. Enfin, quelles que soient les éventualités qui peuvent sortir d’une telle perturbation électorale, il était peut-être plus facile de s’approprier le présent qu’il n’est sage de jouer ainsi le tout pour le tout, en vue de l’avenir. Le général Cavaignac ne pouvait point se passer de l’assemblée nationale pas plus que l’assemblée ne pouvait éviter de se retremper dans le suffrage du pays. Exalté en sa qualité impériale par un vœu qu’il aura lieu de croire unanime, le prince Louis ne dépendra point d’une assemblée, quelle qu’elle soit. Nous sommes et nous restons trop sincères constitutionnels pour nous réjouir d’une situation aussi anormale : derrière la république qu’elle pourrait sans doute endommager, et que nous n’avons pas mission particulière de défendre, il y a le pays qui, au demeurant, supporterait les coups. Le prince est mauvais cocher, tout le monde en convient : tant mieux, s’écrie-t-on, il embourbera la voiture ! Grand merci ! nous sommes dedans !

Et cependant le maréchal Bugeaud se désiste d’une candidature qu’il savait