Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 24.djvu/656

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vibrer les cordes sonores que l’on met sous ses doigts. Cette tâche, M. Halévy l’a remplie à merveille, et les applaudissemens de la salle entière lui ont prouvé que, cette fois, il avait rencontré juste. Nous ne pouvons, on le comprend, citer tous les morceaux remarquables de cette belle partition. Le succès a commencé à l’air montagnard chanté par le vieux pâtre, et est allé crescendo jusqu’au dénouement. L’accompagnement de cornemuse, d’un dessin si piquant et d’une si excellente couleur, les couplets de la Marguerite, d’une simplicité touchante, le grand air, tout brodé de vocalises dentelées avec une délicatesse et une élégance irréprochable, les couplets du sergent recruteur, le trio du second acte, la marche militaire, le finale et le chœur du jugement, tels sont les morceaux que le public a applaudis avec le plus d’enthousiasme. Ajoutons que tout a concouru au succès de la soirée, l’éclat de la mise en scène et la verve de l’exécution aussi bien que le mérite de l’ouvrage.

Nous le répétons, ce succès a été très grand, et, malgré la gravité des circonstances et l’agitation des esprits, le Val d’Andorre attirera la foule. M. Halévy aura eu l’honneur de rompre cette espèce de jettature qui, depuis la révolution de février, semblait s’attacher aux œuvres d’art. Cette heureuse expérience prouvera, nous l’espérons, que lorsqu’un ouvrage atteint, dans son ensemble et dans ses détails, une certaine perfection relative, lorsqu’il s’y joint l’attrait d’une exécution intelligente et chaleureuse, c’est assez pour vaincre les difficultés du moment et ramener le public à ses goûts, à ses plaisirs accoutumés. Que ce soit là un encouragement pour ceux qui n’ont pas déserté la cause de l’art, et ont refusé d’échanger leurs calmes et délicates études contre les excitations bruyantes du carrefour et de la rue ! Les arts, en temps ordinaire, ne sont pour ainsi dire qu’un luxe de plus ajouté aux autres luxes, une jouissance exquise concourant au bien-être universel ; mais dans les temps de souffrance, d’anxiétés et d’orage, leur influence est plus précieuse encore. Ceux qui, comme la musique, restent dans le domaine de la rêverie et se bornent à parler à l’ame un vague langage, plein d’enchantemens et de mélodies, ont à faire oublier les douleurs du présent, les incertitudes de l’avenir, et à écarter de nous, par une sorte de magie bienfaisante, tout ce qui n’est pas cet idéal charmant des jours heureux et des paisibles pensées. L’art de l’écrivain et du poète, plus militant et plus précis, agissant plus directement sur la foule, peut voir aussi grandir dans l’adversité sa mission et son rôle ; il peut servir de contre-poids salutaire à ces passions malfaisantes, à cette démagogie grossière qui, parlant au nom des progrès de la liberté et de l’intelligence, est au fond la plus mortelle ennemie de l’intelligence et de la liberté véritable. Qu’il entre résolûment dans cette route ; au lieu d’être le luxe de la société, qu’il en soit l’appui ; au lieu d’être l’ornement de la civilisation, qu’il en devienne l’arme. Quelle que soit l’issue de sa lutte contre ces principes destructeurs, contre ces doctrines subversives, aussi hostiles à ce qui charme le monde qu’à ce qui l’abrite, partager les périls de la société même, s’associer à ses souffrances, contribuer à son salut, sera pour l’art un insigne honneur, digne de tenter les ames généreuses et les austères génies.


ARMAND DE PONTMARTIN.