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style du temps, je retrouve Tite-Live dans Horace, Tacite dans Britannicus ; retrouvez-vous trouvez-vous Salluste dans Catilina ?

Ainsi, de défaillance en défaillance, le drame moderne est arrivé au même résultat que la plus mauvaise tragédie classique : comme elle, il vit d’allusions ; comme elle, il défigure les événemens, les époques et les hommes. Partis des deux extrémités de l’art dramatique, ils se rencontrent sur un même point, l’ennui : Catilina est aussi ennuyeux que la Rome sauvée de Voltaire, et Rome sauvée a sur Catilina l’avantage de durer quatre heures de moins.

Ces drames incommensurables, ces romans-feuilletons dialogués, dernière importation de la muse, ou, pour mieux dire, du mercantilisme moderne, auront reçu, nous l’espérons, leur coup de grace des événemens politiques. L’esprit fatigué, tendu par les tristes préoccupations qui nous obsèdent, ne se laissera plus imposer ces laborieux plaisirs, ces accablantes épopées qui vous clouent sur votre stalle jusque bien avant dans la nuit, et ne sont qu’un triste surcroît aux lassitudes et aux ennuis de la vie réelle. On peut supposer aussi que les mêmes causes nous délivreront à l’Opéra de ces grandes tragédies lyriques, divisées en cinq actes, et où les retentissans effets d’orchestre tiennent malheureusement plus de place que la mélodie. Le nouvel ouvrage de MIM. Scribe et Clapisson, Jeanne la Folle, est conçu dans ce système, et, malgré des mérites réels, le succès en souffrira. Le libretto est habilement coupé ; il abonde en situations musicales, et M. Scribe a tiré parti, avec son tact et son adresse habituelle, d’un sujet tant soit peu ingrat et légèrement invraisemblable : une femme devenant folle par excès d’amour pour son mari, manifestant cette folie et cet amour en poignardant cet époux trop aimé, et promenant ensuite ce corps inanimé à travers les grandes routes. La partition de M. Clapisson se ressent, pour nous servir de l’expression consacrée, de la précipitation extrême avec laquelle il l’a écrite. Il y a dans le monde musical deux ou trois traditions, celle de la prière de Moïse, composée en quelques minutes, celle du quatrième acte de la Favorite, achevé en une soirée, qui nous paraissent d’un bien dangereux exemple, en ce qu’elles engagent les compositeurs à abuser de leur facilité, et leur persuadent que, s’il est arrivé parfois de faire lentement et mal, ce sera pour eux une raison de faire bien en faisant vite. Ce qui nous a le plus frappé et le plus surpris dans l’opéra de M. Clapisson, c’est l’absence presque totale de mélodie. Le travail d’orchestre est parfois d’une délicatesse et d’une distinction exquises ; nous avons remarqué la ritournelle et l’accompagnement de l’air :

Ouvrez-nous, soldat ! ouvrez-nous !


La première partie du divertissement est instrumentée avec une variété de détails qui fait passer le motif principal par une foule de combinaisons et de demi-teintes. Il y a au quatrième acte un charmant solo de violoncelle, et, au commencement du cinquième, un très joli chœur avec des notes piquées. Le finale du second acte et celui du quatrième sont traités avec une grande largeur de style et une irréprochable entente des masses vocales ; mais l’oreille fatiguée par tant de bruit appelle en vain quelque fraîche mélodie, quelque douce cantilène qui plane un moment sur l’ensemble avant de s’engloutir dans les tumultueuses profondeurs de l’orchestre. Dans ses précédens ouvrages, M. Clapisson avait fait