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une perfection étonnante. Plus on regarde ce tableau et plus il semble vrai. Il n’y a pas de noir ; le fond, si vigoureux, est transparent comme l’air. Les ombres ont cette teinte vague, indéfinissable de la nature ; elles changent toutes les heures de nuances et d’intensité. En un mot, le faire de l’artiste ne parait nulle part.

Il y a une jolie anecdote sur ce tableau, rapportée par M. Stirling, non sans quelque doute pourtant. On dit que Philippe IV, qui passait des heures entières tous les jours dans l’atelier de Velasquez, situé dans son palais et près de son appartement, contempla long-temps en silence la toile que le peintre venait de terminer. Tout à coup il lui demanda sa palette et ses pinceaux, pour donner, disait-il, une dernière touche. Le roi était un amateur distingué, et Velasquez un bon courtisan ; je crois cependant que l’artiste eut un peu peur à cette fantaisie royale. Le roi peignit fort bien, sur la poitrine du peintre, une croix de Saint-Jacques ; puis, selon l’usage, lui donna cent ans pour faire ses preuves de noblesse. On a voulu me persuader à Madrid que cette croix était un peu trop brillante pour sa place, et qu’elle n’était pas glacée comme le reste, preuve évidente, dit-on, qu’elle est peinte par la main d’un prince.

Commensal d’un roi, chambellan, grand-maître du palais, organisateur de toutes les fêtes, Velasquez eut une vie fort occupée entre ses tableaux officiels et ses charges de cour, qui n’étaient pas des sinécures, car il mourut des fatigues que lui causèrent les fêtes du mariage de l’infante Marie-Thérèse avec Louis XIV. Je ne sais si la nature l’avait créé pour être un grand peintre d’histoire ; la faveur de Philippe IV en fit un inimitable peintre de portraits. Coloriste d’autant plus habile qu’il obtient les effets les plus puissans par les moyens les plus naturels en apparence, il a su tirer un grand parti des costumes bizarres et des modes disgracieuses qu’il fut condamné à immortaliser. Mais, en voyant cette mine ennuyée de Philippe IV, si souvent reproduite, les gros yeux niais des infantes, leur lèvre autrichienne, leurs paniers monstrueux, tous ces personnages si préoccupés d’étiquette, si « hauts sur fraise, » il est impossible de ne pas plaindre le pauvre Pintor de Camara ; on voudrait qu’il eût vécu libre à Séville, et qu’il eût choisi ses modèles parmi les robustes toréadors et les jolies majas qui dansent à l’ombre des orangers aux bords du Guadalquivir.

Murillo me paraît inférieur à Velasquez, surtout parce que, s’étant essayé dans un genre plus élevé, il n’a pu atteindre à la perfection où son rival atteignit dans un genre secondaire. « Mieux vaut être le premier dans un bourg que le second à Rome, » disait César, qui, soit dit en passant, était un amateur distingué, si l’on en croit ses biographes. Le mot est vrai, surtout en peinture. — Murillo fit lui-même son éducation d’artiste, ne vint qu’une fois à Madrid, où il reçut des conseils et des encouragemens de Velasquez, et ne connut guère les maîtres étrangers que par de rares échantillons qu’il put voir dans le palais du roi. Les couvens de l’Andalousie l’adoptèrent et l’occupèrent jusqu’à sa mort. Souvent on lui commanda d’étranges sujets, mais, s’il lui fallait peindre un saint Bonaventure achevant ses ouvrages après sa mort, on ne lui défendait ni les Vierges ni les anges, ces belles et faciles créations de son pinceau. L’extase religieuse, la douceur ineffable des anges et des madones, telles sont les expressions qu’il se plaît et qu’il excelle à reproduire. Involontairement, toutefois, je me rappelle