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le héros est un gamin aux gages d’un aveugle[1]. Il était impossible que les arts ne subissent pas comme un reflet de cette littérature consacrée au laid et à l’ignoble. Aussi dans les plus beaux tableaux des meilleurs maîtres se remarque fréquemment un manque de mesure et de tact qui prend l’imitation servile et grossière pour le but de l’art. Valdès Léal croyait faire un chef-d’œuvre en peignant un cadavre en décomposition, rongé des vers. On s’enfuit en se bouchant le nez à la vue de cet affreux trompe-l’œil. Murillo lui-même donne souvent à ses saints des mines patibulaires, et, dans son beau tableau de Sainte Elisabeth, l’enfant teigneux et le mendiant qui a un ulcère à la jambe inspirent trop d’horreur pour laisser de la place à l’admiration.

Les deux plus grands maîtres de l’école espagnole, Velasquez et Murillo, résument les qualités et les défauts résultant des influences que je viens d’énumérer. Le premier fut le peintre de la cour, le second le peintre des couvens. L’un et l’autre, appréciés par leurs contemporains, respectés pour leur talent et la noblesse de leur caractère, connurent toutes les jouissances que la culture des arts peut donner à des ames élevées, et cependant l’un et l’autre peut-être moururent avec le regret de n’avoir pu réaliser leurs conceptions d’artistes, celui-ci obsédé par les moines, celui-là retenu dans les chaînes dorées d’un roi aimable :

Velasquez fut un des meilleurs peintres de portraits qui aient existé. Personne ne l’a surpassé dans l’art de donner de l’expression et de la vie à ses modèles. Nul n’a su faire comme lui des yeux pleins d’une brillante humidité, des lèvres sous lesquelles circule un sang chaud et vermeil. On raconte, et l’anecdote n’est pas invraisemblable, que Philippe IV, apercevant dans un coin de son atelier le portrait de l’amiral Pareja, le prit pour l’original, et l’apostropha fort durement, lui demandant ce qu’il faisait à Madrid tandis qu’il devait être à bord de sa capitane. Le fameux tableau des Meninas, ou la Théologie de la peinture, convenablement disposé, peut produire une illusion pareille. « L’art, dit M. Stirling, s’y montre à ce point de perfection qu’il se cache lui-même, et l’on est tenté de croire que, par quelque procédé comme celui de Daguerre, l’artiste a fixé sur sa toile un groupe que le hasard lui a fourni. » Aucun tableau, sans en excepter ceux de Rembrandt, n’égale celui-ci pour la science de la perspective aérienne et la distribution magique de la lumière. Il représente l’atelier de Velasquez, où la famille royale est venue le voir travailler. Il semble que l’artiste se soit proposé de rendre tous les effets de lumière qui sont du ressort de la peinture. L’infante Marguerite, enfant de sept à huit ans, d’une blancheur éblouissante, est éclairée complètement par le jour tombant d’une fenêtre ouverte latéralement. Ses filles d’honneur, son nain, sa naine, reçoivent, de différentes manières, le jour, ou direct ou réfléchi. Une duègne et un écuyer sont dans la demi-teinte. La tête de Velasquez est éclairée par reflet. Au fond de l’appartement, une porte est ouverte, qui laisse voir une muraille inondée de soleil, et, sur ce fond éclatant, se détache en vigueur la figure d’un chambellan. Enfin une glace, suspendue à une paroi, présente l’image affaiblie du roi et de la reine supposés au point de vue du spectateur. Chacun de ces effets de lumière est traité avec

  1. Lazarillo de Tormes.