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les douleurs de l’ame et son propre affaiblissement. L’ame agonisait en voyant dépérir à la fois la forme physique et l’éclat intellectuel. Enfin la destruction intérieure s’opérait plus rapide sous cette triple torture, écrite en caractères lugubres dans les lettres du malheureux.


« Rome, 30 novembre 1820. — J’ai peur de me souvenir de l’Angleterre. J’ai le sentiment habituel que ma vie réelle est finie et que je mène une existence posthume. Dieu sait comment la chose a pu se faire ; mais il me semble que cela est. Toutefois je n’en parlerai point. A peu près à l’époque où vous m’écriviez de Chichester, j’étais à Bedthampton, — bien malheureux, — et prêt à passer aussi la rivière ! Mon étoile prédominait. Je ne puis rien répondre à votre lettre, qui m’a suivi de Naples à Rome. J’ai peur de la relire. Je suis si las (d’esprit) que je ne puis supporter la vue de l’écriture d’un ami que j’aime autant que vous. Cependant je tache d’aller mon petit train, et à mes plus tristes momens, même en quarantaine, j’ai fait plus de calembours en une semaine, par une sorte de désespoir, que pendant une année entière de ma vie. Une pensée suffirait à me tuer : j’ai été fort, bien portant, alerte, etc. ; je me promenais avec elle… et maintenant - la perception des contrastes, le sentiment de la lumière et de l’ombre, toute cette science (sensation primitive) nécessaire au poète, me tuerait. Eh bien ! mauvais sujet que vous êtes ! je vous torture, n’est-ce pas ? Il faut que vous appeliez votre philosophie à votre aide ; j’en fais bien autant, sans cela comment vivrais-je… si je vis ? »


Cette lettre fut la dernière qu’il écrivit., Le journal de son ami Severn, écrit au lit du malade, et adressé à M. Brown, fidèle protecteur de Keats, journal que nous reproduisons sans y rien changer, est plus touchant que tous les commentaires


« 14 décembre. — J’ai peur que le pauvre Keats ne soit au plus mal. Une rechute de mauvais augure l’a confiné au lit, avec toutes les chances contre lui. Ce que je prenais pour une convalescence est survenu si inopinément et sans cause apparente, que je ne puis prévoir quel sera le prochain changement. Je le redoute, car ses souffrances sont si grandes, si incessantes, et son courage est tellement évanoui, qu’un changement quelconque ne peut que lui donner le délire. Voici le cinquième jour, et je le vois empirer.

« 17 décembre, quatre heures après-midi. — Je ne puis le quitter un moment. Je m’assieds près de son lit, et je lis toute la journée ; à la nuit, je m’associe à tous les vagabondages de sa pensée. Il vient de s’endormir, c’est la première fois depuis huit jours, et par pur épuisement. Je désire qu’il ne se réveille pas avant que j’aie fini d’écrire, car je souhaite vivement que vous sachiez la vérité ; cependant je n’ose lui laisser entrevoir que je crois son état dangereux. Le matin de l’attaque dont je vous ai parlé, il était bien, tout-à-fait gai, lorsque tout à coup il fut pris d’un accès de toux et vomit deux cuvettes de sang. Je fis venir le docteur Clark, qui lui tira du bras huit onces d’un sang noir et épais. Keats en fut tout alarmé et abattu. Quelle triste journée j’eus à passer avec lui ! Il s’élança de son lit en disant : « C’est aujourd’hui mon dernier jour, » et,