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parlaient au poète ; leurs passions et leurs désirs, leurs douleurs et leurs amours le ravissaient ; il répétait leurs confidences secrètes avec un accent plein d’éloquence et d’extase ; le pinceau le plus riche décorait le paysage qui les environnait. Ce fut pour l’Angleterre chrétienne et calviniste un profond sujet d’étonnement et de scandale, pour les libres esprits et pour Leigh Hunt un sujet d’admiration extrême et exagérée, que cette renaissance d’un poète païen sous des formes modernes et mystiques.

Ce développement ne fut pas créé, comme on l’a prétendu, par Leigh Hunt, Hazlitt et leurs amis ; l’enfant de génie fut seulement adopté et fêté par eux. C’était un cœur reconnaissant. Il dédia son premier poème à Leigh Hunt lui-même, qui sortait de prison. L’oeuvre de Keats fut saluée comme un chef-d’œuvre ; la gloire de Milton lui fut promise ; des amis empressés l’entourèrent, un éditeur généreux vint à son aide, son nom retentit comme un prodige. Rien ne pouvait lui être plus fatal que ce triomphe prématuré. On le précipitait sur la pente sensualiste où il était placé ; on le fixait dans ce parti pris de paganisme moderne, idéalisé quant à la forme extérieure, et qui devait exercer sur une organisation ardente et sur une ame altérée de gloire l’action la plus funeste. La poésie devint son but unique et le paganisme la religion de sa pensée ; il méconnut complètement la sainteté chrétienne et négligea cette activité pratique, nécessaire à la santé morale comme à la vigueur des sens. Sa nature débile y succomba. L’infortuné put croire que sa vie résisterait à ce somnambulisme intense, sillonné d’éclairs brûlans comme de traits de flamme, et mêlé de toutes les évocations idéales qu’il adorait. Combien les fatigues du soldat ou du voyageur eussent fait de bien à cette nature généreuse et délicate ! La loi d’un travail réglé eût fait vivre Keats ; il n’eût point perdu son génie, il l’eût agrandi, épuré, ennobli et fortifié.

On peut suivre, dans ses lettres posthumes, que M. Milnes vient de réunir et de publier à Londres, la trace de ce suicide moral du poète et la singulière éclosion de son paganisme sensuel et poétique. « Oh ! s’écrie-t-il quelque part, combien une vie de sensations serait belle ! Mais, la moitié du temps, nous sommes forcés de végéter ! » - « Ce que nous imaginons, dit-il encore, est la seule chose authentique que je connaisse ; je ne suis certain de rien, si ce n’est de la sainteté des affections et de la vérité de l’imagination. Il n’y a qu’une vérité au monde, c’est la beauté. A quoi bon la pensée ? Où est le vrai ? Tout philosophe se trompe, ou du moins il rencontre sur sa route des objections formidables. Oh ! donnez-moi une vie de sensations et non une vie de pensées ! » Le jeune rêveur touchait ainsi, sans le savoir, à la base même de l’art hellénique. La vie, le présent, la sensation, la rêverie, composaient le cercle magique qui l’enfermait et où il devait périr. « Je