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homme, en entrant dans la vie, a besoin de trouver sa part préparée, non pas pour la consommer dans le repos, mais pour lui rendre à lui-même le travail possible et profitable. Or, maintenant, de ces deux faits réunis, d’une part, cette longue éducation du fils par le père, qui unit ces deux ames entre elles par un lien aussi fort que délicat et aussi tendre qu’impérieux, de l’autre cette impossibilité qu’a tout homme d’assurer son existence, si quelqu’un ne lui a préparé la voie, est-ce qu’on ne voit pas sortir, comme des entrailles mêmes de l’humanité, la propriété héréditaire ? L’homme ne peut vivre et travailler, disions-nous tout à l’heure, si quelqu’un n’a vécu et travaillé avant lui. Ce quelqu’un, le voilà trouvé : c’est le père. La voilà cette vie qui a dû précéder la nôtre, le voilà ce travail qui prépare notre travail. Si d’une part, en effet, toutes les générations d’hommes ont besoin de se rattacher à celles qui les précèdent, de l’autre, grace au sentiment paternel et à l’espoir de l’hérédité, toutes les générations, avant de quitter la terre, pensent à celles qui vont les suivre. Ce fils que le devoir comme la tendresse lui ont fait veiller dans son berceau, puis instruire de toutes les leçons de son expérience, ce fils, même parvenu à l’âge d’homme, le père ne l’abandonne pas encore. Il sent que sa charge n’est pas finie ; il doit lui laisser après lui, le mot vulgaire le dit, il doit lui laisser de quoi vivre, et jusqu’à son dernier jour il travaille, pour qu’à son tour son fils puisse travailler et vivre. Ainsi une affection, un devoir d’un côté, un besoin de l’autre, voilà ce que le Créateur a mis en regard, et ce que l’hérédité rapproche et concilie. Ce n’est donc point par choix, par libéralité pure, par un effet volontaire de sa tendresse, que le père laisse à son fils le fruit de son travail ; c’est par une nécessité matérielle, aussi bien que par un devoir moral. C’est le complément du don de la vie. Naissance, éducation, hérédité, tout cela en effet est une même chose. Par la naissance, le père ne donne pas encore la vie à son fils, il la promet seulement ; l’éducation la commence, et l’hérédité l’assure.

Telle est, à notre avis, la source profonde de l’hérédité des biens dans la race humaine. C’est pour cela qu’elle se représente, dans toute société, sauvage ou civilisée, comme empreinte d’un caractère sacré. Elle est le lien des générations entre elles ; elle émane de ce qu’il y a de plus élevé dans les sentimens de l’ame comme de ce qu’il y a de plus impérieux dans les besoins du corps ; elle réalise au dehors, elle cimente, elle couronne la famille : car (et c’est ici que nous retrouvons, avec un double plaisir, après les avoir perdus de vue un moment, les tableaux animés de M. Thiers) conçoit-on quelle combinaison absurde et douloureuse, quel supplice imposé par la Providence serait la famille sans l’hérédité ? le sentiment paternel, tendre, actif, inquiet, comme nous le connaissons, forcé d’abandonner au caprice du hasard,