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de tant de chutes douloureuses. Préservons, s’il se peut, la propriété de ces défaillances.

Nous l’avons dit : c’est à la nature humaine elle-même, abstraction faite de tout ce qu’elle tient de ce qu’on nomme les conventions sociales, que M. Thiers demande compte de l’origine du droit de propriété. Quel est-il donc, cet homme naturel ? en d’autres termes, qu’est-ce que l’homme tient de la nature ? Il y a long-temps que la philosophie et la religion ont répondu à cette question en montrant le spectacle d’humiliation et de pitié que donne l’enfant qui vient au monde. Un être nu, jeté sur une terre nue : nudum in nuda, nous dit, par une expression énergique, un auteur ancien rappelé par M. Thiers. Seul de tous les animaux, l’homme est abandonné par la nature, sans vêtement pour se couvrir, sans instincts pour se diriger, sans cris intelligibles pour se faire entendre. « De lui-même, dit toujours Pline, il ne fait que pleurer : Hominem non aliud scire sine doctrina quam flere. » D’elle-même la terre ne lui offre presque aucun aliment pour le nourrir. Ainsi un être incapable de disputer à la mort qui le presse le souffle de vie qui J’anime, voilà l’homme !

Entrons maintenant dans l’une des cités qui bordent la Tamise, la Seine ou la Néva : quel est donc l’être qui a enfermé dans ces digues le cours de ces flots, qui fait gémir la terre sous le poids de ces colosses de pierre ? Où est-il, cet être qui se dérobe souvent à la vue derrière les remparts qu’il s’est construits ? O merveille ! c’est encore l’homme. Le plus faible des animaux est devenu le plus puissant, le plus pauvre est devenu le plus riche ; ce sol qui le portait à regret, il l’a dompté ; cette mort qui étendait déjà sa main sur lui, il ne l’a pas détruite sans doute, mais, mieux encore, il en fait l’instrument de sa volonté : il la porte lui-même dans le sein d’autres êtres plus forts que lui. Cette vie qui semblait prête à s’échapper de ses lèvres a débordé autour de lui et couvre la terre de sa force d’expansion.

Telle est la distance, tant de fois mesurée avec admiration, qui sépare l’homme social de l’homme naturel. Comment cet intervalle a-t-il été franchi ? La réponse ici encore est toute faite : elle est banale, mais profonde : par la raison et la volonté.

C’est qu’en effet, à défaut d’instincts développés qui lui manquent, la Providence a déposé dans le cœur de cet être si faible en apparence des facultés inaperçues, mais inappréciables, et, au-dessus de toutes les autres, une maîtresse qui les domine, le don de se commander à soi-même. Tous les êtres animés ont sans doute quelque intelligence ; ils aperçoivent, sans doute, au spectacle des objets extérieurs, quelques idées confuses, qui viennent se peindre dans leur cerveau. L’homme seul les démêle, les coordonne, les éclaircit l’une par l’autre, et fait sortir de leur contact de nouvelles idées indépendantes des objets mêmes