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à la régularité de nos bataillons, c’étaient les soldats d’une idée, et ils brûlaient, avec une ardeur d’enfans, de faire entendre à l’Europe leur premier coup de canon. Leur seule crainte, la crainte de Jellachich était de ne point rencontrer de Magyars à combattre.

Quelle est en effet la puissance, et quelles sont les ressources de la race magyare ? C’est un douloureux sujet de discussion qui ne peut qu’éveiller de mélancoliques réflexions dans toute ame consciencieuse et loyale, car voici que le malheur des Magyars dépasse leur orgueil et leur folie, voici que leurs désastres sont plus profonds que leur ambition démesurée ; voici enfin que, saisis par le vertige, ils succombent sans avoir combattu sous le poids de leurs propres fautes ! Il y avait, parmi les Magyars, un homme d’un caractère élevé et d’un sens droit, Étienne Széchényi, le fondateur de la navigation du Danube, le meilleur des patriotes. Depuis plusieurs années, il entrevoyait la crise où le magyarisme ultra-enthousiaste précipitait son pays, il avait plusieurs fois prédit le péril ; mais, à la vue d’un abîme encore plus profond que sa pensée ne l’avait prévu, il a perdu la raison. Qui pourrait imaginer un plus noble et un plus juste désespoir ?

Széchényi a commencé par être pour les Magyars ce que Louis Gaj a été pour les Croates, c’est-à-dire le promoteur de l’idée nationale. Plusieurs années avant que l’agitation illyrienne eût pris naissance à Agram, Széchényi avait donné, le branle au mouvement magyar, en rendant à la langue des paysans la dignité de langue nationale et en assurant les libertés constitutionnelles du royaume et les progrès de la richesse publique. Toutefois, lorsqu’il avait pris l’initiative de ces innovations, qui devaient, dans sa pensée, rendre à la Hongrie une vie propre, une existence nationale, il n’était animé ni par des idées d’insurrection contre l’Autriche, ni par des projets d’intolérance contre les populations non magyares enfermées dans les limites du royaume. Pourquoi ? C’est que d’une part il n’ignorait point que les Magyars sont en minorité sur le territoire où ils se sont établis en conquérans, et que, de l’autre, en les voyant perdus ainsi au milieu de l’Europe orientale, pressés entre de grandes races, telle que la race allemande et la race slave, il craignait que l’indépendance, surtout une indépendance trop hâtive, n’équivalût pour eux à une ruine complète. Plus le magyarisme était devenu intolérant, plus il avait soulevé de résistance et de haine chez les Illyriens de la Croatie, chez les Tchèques des Carpathes, chez les Roumains de la Transylvanie, — plus aussi le comte Széchényi, se séparant des exaltés de Pesth, se rapprochait de l’Autriche, à laquelle il ne prétendait faire qu’une opposition strictement constitutionnelle. Cette politique eût enlevé tout prétexte à l’alliance des Croates et des Tchèques avec le cabinet de Vienne, lors même qu’elle n’eût pas réussi à conjurer leurs haines et à éloigner d’eux les pensées de rébellion.