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Croatie entière, toutes les populations illyriennes liées à son sort, adhéraient cordialement à la pensée de M. Gaj. Qu’on ne s’y trompe point : elles n’étaient conduites par aucun penchant ni par aucune amitié politique pour la race allemande. Le nemet (le muet), le Schouabe, c’est-à-dire l’Allemand, n’est pas plus populaire en Croatie qu’en Pologne ou en aucun lieu des pays slaves ; mais il est encore une race contre laquelle s’élèvent de plus robustes préjugés : c’est la race du Magyar, le Saxon de cette nouvelle Irlande.

Avec un peuple aussi belliqueux que les Illyriens, il était difficile que la lutte fût long-temps toute en paroles. Après avoir éveillé dans la poitrine des Croates le besoin de la nationalité, le docteur Gaj eût couru quelque danger à vouloir les nourrir seulement de belles promesses. Il ne suffisait pas qu’une génération de publicistes, de savans, de poètes et d’orateurs populaires eût surgi à sa voix pénétrante et facile ; il fallait pour ces jeunes hommes, placés à la tête d’un jeune peuple, un aliment à leur vive ambition. Il ne suffisait pas qu’ils eussent le libre usage de ces institutions parlementaires, de ces réunions trimestrielles des comitats, où assistaient, comme en Hongrie, les nobles paysans ou magnats, de ces assemblées d’Agram où se rencontraient les députés de l’Esclavonie et de la Croatie ; ils voulaient aussi des garanties pour leur indépendance nationale, et ils travaillaient, sous la conduite de leur O’Connell, à obtenir en réalité et en fait le rappel de l’union de la Croatie avec la Hongrie.

Ce mouvement, qui datait de 1835, était arrivé, en 1845, à un degré de consistance et de force assez grand pour inquiéter sérieusement les Magyars et imposer des conditions à l’Autriche elle-même, qui, en favorisant les premières évolutions de l’idée illyrienne, n’aurait peut-être pas voulu lui voir prendre une marche aussi rapide. L’Autriche cherchait dans les Illyriens un instrument passif ; un tel rôle convenait peu au caractère de ce peuple. Le cabinet de Vienne se crut obligé d’essayer d’une petite leçon comme d’avertissement, afin de les ramener par précaution à la modestie. Un malheureux régiment italien, commandé par des officiers allemands, fut condamné à cette triste besogne. A l’occasion d’un tumulte fort ordinaire dans les élections de députés ou de magistrats administratifs, on trouva moyen de faire massacrer les chefs de l’ardente jeunesse d’Agram. Au lieu d’être une leçon, ce massacre ne fut que le signal d’un soulèvement de toute la ville, animée d’un violent désir de vengeance, et le vice-roi, le ban Haller, désespérant d’éviter de plus grands malheurs, de sauver son autorité et sa vie, en fut réduit à abdiquer temporairement entre les mains de M. Gaj, seul capable de faire entendre des paroles de paix et de calmer la tempête. Le représentant de l’empereur et roi en Croatie avait donc plié le genou devant l’illyrisme, dont il avait reçu