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sans avoir pu la prévenir, et les patriotes de l’Europe orientale se sont vus devancés par une révolution sur le concours de laquelle ils n’avaient pas compté.

Les populations de l’Adriatique, du Danube et des Carpathes ont donc été saisies à l’improviste par la crise européenne, qui leur a fait faire en quelques mois le chemin de plusieurs années, mais qui les a aussi lancées dans les hasards de la lutte sans leur laisser assez de temps pour préparer leurs moyens et leurs armes, et pour reconnaître leurs amis dans le bouleversement général des alliances. Peut-être y a-t-il, en ces conjonctures, à côté de l’avantage de marcher plus rapidement vers le but désiré, l’inconvénient de marcher au milieu des orages. Cependant, à tout prendre, le bien semble l’emporter sur le mal, et, puisque les fatalités historiques ont voulu que ces graves questions fussent livrées au jugement des armes, j’aime, pour ma part, ce spectacle émouvant et dramatique où les rôles sont joués par des peuples entiers, où les hommes présentent des caractères originaux, où enfin le sentiment des masses se développe avec les libres allures et l’enthousiasme impétueux de la jeunesse.

Si l’on excepte Vienne, qui se borne à reproduire en petit la physionomie ordinaire aux révolutions de l’Occident, sans y mettre beaucoup du sien, les mouvemens populaires de l’Europe orientale ont une physionomie propre, empruntée au génie spontané de chacune des populations du Danube ; ils sont dominés par des idées sérieuses de droit et de devoir ; ils sortent en quelque manière du fond des cœurs, ainsi que d’une source, et déroulent, dans leurs phases diverses, d’attrayantes manifestations d’activité. Tandis qu’en d’autres pays moins rapprochés de l’état de nature, les systèmes étouffent l’homme, ici l’homme, par suite de son inexpérience même, a conservé la franche rudesse de ses passions, la vigueur native de son imagination. Certes, la science entre pour peu de chose dans ces tentatives ardentes et juvéniles ; mais du moins les sophistes n’y sont pour rien, et, en observant les premières vicissitudes de cette civilisation naissante, on reconnaît avec joie qu’il est encore quelque part de la foi politique, de l’enthousiasme et de la poésie, au moment même où toutes ces vertus semblent déserter peu à peu notre vieil Occident.

Les questions qui tourmentent le plus vivement l’esprit des peuples de l’Europe orientale ne sont pas précisément des questions de systèmes ; il s’agit beaucoup moins pour eux de telle ou telle organisation sociale que de la nationalité, c’est-à-dire de l’indépendance et de l’honneur national. Des intérêts constitutionnels et démocratiques viennent se mêler à ces grands intérêts de race et de patrie, on ne saurait le nier. C’est toutefois la nationalité qui a pris le pas sur la liberté ; c’est le triomphe de l’indépendance que l’on est convenu de chercher avant