Page:Revue des Deux Mondes - 1848 - tome 24.djvu/506

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dire qu’il serait entouré ; il fait du soi-disant président leur maître et leur suzerain, puisqu’il existe par lui-même en dehors d’eux, en dehors de la constitution, en dehors de la république. Il est souvent arrivé que ces hommes d’état, par une susceptibilité qui les honorait, refusaient leurs services à la monarchie déchue, faute de trouver auprès d’elle des garanties assez sûres pour leur propre indépendance. Cette royauté était pourtant subordonnée à toutes les exigences de la machine constitutionnelle ; elle ne visait point à produire des enthousiasmes aveugles. Quel serait donc le rôle de ses anciens conseillers auprès d’un président qui pourrait à tout moment leur intimer qu’il ne tient qu’à lui de transformer son fauteuil en pavois ? Et pour cela que faudrait-il ? rien qu’une revue qu’on passerait bonnement les mains derrière le dos. Le tambour bat aux champs, les paysans de la ligne et les jardiniers de la banlieue crient : Vive l’empereur ! Voilà tout de suite la pièce finie, et ce n’est pas même un 18 brumaire. Auprès d’un Bonaparte président, il n’y aura que des commis ; les ministres sérieux attendront bien au moins l’empereur, mais qu’est-ce que durera l’empire ?

Nous savons que ce n’est pas nous qui arrêterons ce triste courant, et nous n’avons pas la présomption de lutter contre l’inévitable. A moins d’un coup de providence, le prince Louis est maintenant assuré de son élection. Nous ne luttons pas, nous épanchons notre cœur gonflé d’amertume ; nous ne sommes point des hommes d’ambition ou de parti qui calculent leurs chances, tournant et retournant les dés dans leur main close avant de les jeter. Nous tâchons de dire la pure vérité pour qu’elle soit dite quelque part. Nous gémissons de voir l’entraînement universel réveiller du milieu de ses linceuls ce rude mot d’empire, synonyme d’oppression et de guerre. On aura beau commenter les regrets et les rêves du républicain de Sainte-Hélène, ce n’est pas le républicain que la foule adore, c’est le capitaine ; ce n’est pas même le législateur du consulat, c’est le batailleur impérial qui lui déchirait les flancs avec ses éperons. La foule est ainsi faite ; elle était la même hier, elle sera la même demain ; n’espérons plus y rien changer, et abdiquons nos illusions de propagande philosophique. La foule ne se rappelle qu’une seule espèce de grandeur, ce sont les grandeurs qu’elle a cimentées de sa chair et arrosées de son sang. Vainement nous et tant d’autres nous avons travaillé pour répandre parmi ces rangs épais le besoin de la réflexion et de la liberté. Le peuple va toujours d’instinct, et son instinct le conduit à la soumission. Le peuple n’écoute plus qu’à moitié le curé de sa paroisse, et, quant aux beaux esprits, il leur faut des prédicateurs à part pour leur alambiquer la foi, Laissez faire, l’aveugle obéissance de la foi reste disponible au fond des ames, elle attend qu’on lui commande. Les beaux esprits rebelles se plieront aux prodiges du phalanstère, au joug de la théocratie saint-simonienne. Le peuple, à la place ou à côté des vieux dogmes, inventera dans sa conscience le fétichisme de l’empire, l’incarnation de l’empereur. Nous nous croyons le pays le plus avancé de l’Europe, nous nous glorifions d’être les fils du XIXe siècle, nous entrons dans une carrière de droits illimités, nous commençons le plein et entier exercice de toutes les franchises politiques, et le premier usage de ces droits et de ces franchises, c’est de voter un nom pour un nom, le nom nonobstant la personne ! et quel nom ? Celui dont l’autorité consiste avant tout dans un souvenir d’absolue dictature. N’est-ce pas le triomphe du suffrage universel ?