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qu’il voulait élever comme sa pupille, et dont l’éducation venait d’être confiée à Jane Eyre ; il était reparti avant l’arrivée de la gouvernante. Adèle Varens, c’est le nom de l’enfant, était un bijou de Parisienne, un oiseau coquet et jaseur, tout occupé de chiffons et de minauderies. Ce qu’on apprenait d’elle, parmi son babil, c’est que sa mère était morte, qu’on lui avait appris à danser et à déclamer, que beaucoup de beaux messieurs venaient chez sa mère et comblaient la petite fille de caresses, de douceurs et de cadeaux, qu’après la mort de sa mère M. de Rochester l’avait emmenée en Angleterre sur un grand bâtiment qui fumait, qui fumait !… Jane Eyre ne sut rien de plus de sa pupille, jusqu’au prochain voyage du mystérieux maître de Thornfield.

M. Rochester arriva trois mois après l’entrée de Jane Eyre. Pour vous donner tout le plaisir de la surprise à l’apparition de ce curieux personnage, je laisserai Jane raconter elle-même la première entrevue. C’est un curieux échantillon de ce mélange de raffinement, de sauvagerie, d’absolutisme fantasque qui fait le fonds de caractère du patricien anglais.

« Mme Fairfax entra.

« — M. Rochester serait heureux que vous et votre élève voulussiez bien prendre le thé au salon avec lui ce soir ; il a été si occupé tout le jour, qu’il n’a pu, jusqu’à présent, demander à vous voir.

« — À quelle heure prend-il le thé ? demandai-je.

« — Oh !… à six heures. Il avance ses heures, à la campagne. Vous feriez bien de changer de robe ; je vais vous aider.

« — Changer de robe ?

« — Oui. Je m’habille toujours le soir, quand M. Rochester est ici.

« Cette formalité me semblait quelque peu cérémonieuse. Cependant je regagnai ma chambre. Je remplaçai ma robe de laine noire par une robe de soie de la même couleur, la seule de rechange que j’eusse, excepté une robe gris-clair que, dans mes idées de toilette prises à Lowood, je regardais comme trop belle pour être portée, si ce n’est dans les circonstances les plus solennelles.

« — Il vous faut une broche, dit Mme Fairfax. Je n’avais pour tout ornement qu’une seule petite perle que miss Temple m’avait donnée en souvenir ; je la mis et nous descendîmes. Avec le peu d’habitude que j’avais des étrangers, c’était pour moi une épreuve d’être ainsi appelée en présence de M. Rochester. Je laissai Mme Fairfax s’avancer la première, je marchai dans son ombre en traversant la salle à manger, et, passant sous l’arceau dont la portière retombait maintenant, j’entrai dans l’élégante retraite du maître.

« Deux bougies étaient allumées sur la table et deux sur la cheminée. À la lumière et à la flamme d’un feu superbe, Pilote se chauffait, Adèle agenouillée à côté de lui. Incliné sur un lit de repos, paraissait M. Rochester, le pied appuyé sur un coussin ; il regardait Adèle et le chien ; le feu lui arrivait en plein visage. Je reconnus mon voyageur avec ses grands sourcils de jais, son front carré rendu plus carré encore par ses cheveux noirs coupés horizontalement, son nez plus caractérisé que beau, ses narines ouvertes, qui me semblaient annoncer la co-