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angoisses de la pauvreté, une épidémie aidant, les emportèrent dans la même tombe. Le frère de la malheureuse morte recueillit Jane Eyre au berceau ; mais il mourut bientôt lui-même et la laissa une seconde fois orpheline, en recommandant à sa femme de l’élever comme un de ses enfans. Nous trouvons Jane Eyre dans cette famille étrangère : c’est un pauvre petit être, chétif, timide, sans grace, sans beauté, à qui le sort a tout refusé, jusqu’à la bienfaisante insouciance et à l’épanouissement joyeux de l’enfance. Elle est là, persécutée et tremblante, dans le château de Mme Reed, sa tante, aussi dure, aussi haineuse qu’une marâtre ; elle est élevée avec les enfans de Mme Reed, deux filles qui la méprisent comme une subalterne, un méchant petit drôle dont elle est le jouet et le souffre-douleur. Ce pauvre petit cœur, qui n’a jamais été caressé et rafraîchi d’une parole affectueuse, qui ne s’est jamais dilaté sous un rayon de tendresse, se resserre tout craintif en lui-même. Jane Eyre est concentrée, taciturne. Sa tante et les domestiques de la maison l’accusent de sournoiserie, et prennent ce prétexte pour redoubler de mauvais traitemens. L’auteur résume en quelques scènes ce martyre de l’enfance de Jane Eyre. C’est un procédé familier aux romanciers anglais, de redescendre jusqu’aux premières années de la vie pour y chercher le développement d’un caractère et saisir l’homme dans l’enfant. Rien n’est plus logique. Dans ces natures à vive sensibilité auxquelles s’applique le roman, l’enfance contient le germe et l’explication de la vie entière. Aussi, voyez avec quelle complaisance et quelle attention minutieuse et charmée les poètes qui nous ont laissé leurs mémoires parcourent leurs premiers souvenirs et s’y arrêtent ; voyez Goethe, voyez Rousseau. Quelque ignorante et oublieuse que soit l’enfance, il me semble que l’ame, dans sa fraîcheur, y ressent plus vivement la douleur et la joie, y connaît les plus vives délices et les plus cruelles souffrances, les souffrances surtout ! Quelles douleurs infinies peut contenir un cœur d’enfant ! par exemple le cœur d’une enfant de dix ans qui, comme Jane Eyre, mange, dès le berceau, le pain de la dépendance.

Je citerai, pour donner une idée de la manière de l’auteur, une de ces terribles scènes où l’oppression que subit Jane Eyre surpasse la résignation de la petite fille et provoque une crise décisive dans son caractère. C’est une pluvieuse et froide après-midi de décembre. Les enfans de Mme Reed s’abritent autour de leur mère. Jane, exclue des tendresses et des douceurs du cercle de famille, s’esquive dans la bibliothèque, se blottit dans un pli de rideau et feuillette avec béatitude les gravures d’un livre d’histoire naturelle. Son cousin John la cherche et la trouve, lui arrache le livre et la bat ; elle résiste. Cris de John. Toute la maison est en émoi. Mme Reed et les domestiques arrivent, et, comme toujours, c’est Jane qui a tort et qui est punie.